La Provence, cette terre des traditions antiques, le Bas-Languedoc des vignes et de la mer gardent avec ferveur, parmi leurs plus vieills coutumes, le culte de la fauve et tragique Mithra.
Moins tragique et moins fauve cependant qu’en Espagne, la déesse se complaît ici aux jeux rudes mais non ensanglantés qui opposent la hardiesse humaine à la fureur obtuse du taureau.
Sous le ciel rhodanien, la lutte s’agrémente de sourires et la victoire ne s’obtient par aucun sacrifice brutal.

Dans chaque bourg, au long de la côte étincelante, de Saint-Louis du-Rhône à Lunel, il n’est pas de fête annuelle sans "abrivado", "bourgine", course de quadrille ou course de cocardes qui permettent à la jeunesse locale de déployer toute sa valeur.
Dès l’aube, les plus hardis cavaliers du village sont allés choisir le bétail dans ces prairies de salicornes où, noirs et camus, les taureaux camarguais paissent en troupeau.

Au pays, la foule attend dans une exaltation sans cesse grandissante, attisée par les fausses nouvelles et les cris trompeurs des guetteurs. "Les voilà ! les voilà !" clament des jeunes gens au visage hâlé que bride la passion, et la foule, possédée du frisson exquis de la peur, enchantée de s’y laisser prendre, pousse des cris suraigus, se sauve de toutes parts et revient aussitôt après s’enfiévrer de tumulte et d’attente.

Ainsi, les minutes s’écoulent et voici qu’un grand nuage de poussière lumineuse s’élève de la plaine et qu’un silence bref glisse soudain sur tous les spectateurs. Le nuage s’avance entre les murs de pierre sèche, les oliviers tors, les vignes frémissantes.
Le tourbillon fumant du bétail passe au galop, dans un piétinement rageur, encadre par les gardians recuits aux chemises violentes, le trident dressé vers le ciel, les étriers longs, pressant du genou le cheval blanc non ferré dont les pattes courtes semblent voler dans la poudre du chemin.
Un grand murmure s’élève ; coups de fusil, claquements de fouet, appels dévotieux des fanatiques, les bruits se mêlent dans une fantasia vertigineuse dont le mouvement emporte tout.

Cela a duré l’espace d’un éclair et les six ou sept taureaux, cornes basses, se précipitent dans l’arène rustique en faisant trembler le sol sous leurs sabots.
Parfois, il n’en va pas si aisément : une bête sournoisement piquée par un mauvais plaisant, glisse et s’écarte, à fond de train.
Dans le jour que sa fuite a produit, d’autres ont foncé et, avant qu’on y ait pris garde, taureaux et vaches, dispersés, sont déjà loin. Deux s’enfuient d’un côté, deux d’un autre, trois ailleurs, c’est la débandade !
La multitude enthousiasmée s’élance à travers les vignes. On ramène les égarés, on les parque et tandis que, haletants, gens et montures se reposent, les rires éclatent, les verres circulent et le soleil enveloppe tout le paysage de sa nappe empourprée.

La Bourgine n’est souvent qu’un avant-goût de réjouissances plus complètes. Dans les rues où l’on a laissé toutes portes ouvertes, quelques forts gaillards aux bras solides promènent un taureau bondissant au bout d’une longue.corde. Agacée par le bruit, la bête s’emporte, fonce droit devant elle, naseaux fumants, et de ses cornes tente de pourfendre ces êtres ironiques qui la défient et l’évitent lestement.
Elle y parviendrait, certes, si la corde tendue ne mettait un terme à sa course. Furieuse, elle se retourne, veut frapper ceux qui brisent son élan. Rompus à toutes les ruses de la tauromachie régionale, les teneurs de corde font demi-tour, s’arc-boutent, serrent les poings, bien affermis sur leurs jarrets, et, une fois de plus, l’animal arrêté brame de rage impuissante et farouche.