■ On en était à l’aioli. Julot venait de m’expliquer qu’il ne s’appelait pas Lopez mais Quilès :
« Lopez c’est mon nom de Charlot, et il m’est toujours resté. Ça veut dire qu’on m’a mieux connu comme charlot que comme raseteur. Il est vrai qu’à l’époque je n’avais pas la prétention de jouer les premiers rôles. Mais enfin, dans le sillage de Charles (Fidani) ou de Roger (Pascal), j’en ai quand même coupé quelques unes de ficelles ! ».

C’était inévitable.
Entre le jambon et la morue on avait évacué la course, mais forcément elle revenait sur le tapis.
Les souvenirs plein la tête, Julot rappelait que dans les années cinquante ils s’étaient retrouvés « 54 en piste pour la Cocarde d’Or ».
Un tel constat balayait tous les commentaires superfétatoires sur la limitation des hommes en piste. Mais attention !, ajouta Julot : « à l’époque, c’est vrai, on n’était pas plus manchot que ceux d’aujourd’hui mais on était quand même moins en jambes  ».
Et Julot d’ajouter :
« On se retrouvait le dimanche dans les vestiaires après le boulot de la semaine ; il n’était pas question, alors, de "perdre du temps" pour s’entraîner.
L’entraînement, c’était mon travail à la manade.
Alors c’est vrai on manquait de rythme, on cherchait à enlever quelques attributs avant l’entr’acte et si on y parvenait, bonjour-bonsoir, on quittait la piste tout heureux d’avoir gagné un peu de fric... qu’on dépensait ensuite joyeusement au bistrot, entre copains.
Maintenant, après la course, où est la fête ?.
Les raseteurs prennent une eau minérale ou un soda et chacun s’en va de son côté, bonjour l’ambiance !
 ».

Pour un peu Julot dirait que « c’était vraiment le bon temps » parce-que c’était le temps de sa jeunesse :
« pas de bagnole, pas de télé, pas de week-end prolongé bien sûr ; le dimanche, la course c’était la fête au village. On y allait en vélo ou quand on avait les moyens, on se payait un taxi, ça faisait plutôt riche, croyez-moi ! ».

Et les taureaux dans tout ça, étaient-ils meilleurs qu’aujourd’hui ?
« Je sais pas s’ils étaient meilleurs, mais à l’évidence, ils sortaient moins souvent et comme ils étaient moins bousculés, ils duraient plus longtemps ».
Julot estime qu’il a sur la question sa petite idée à développer :

« C’est bien simple : avant, les enchaînements de rasets n’étaient pas préparés comme aujourd’hui ; on se tirait la bourre mais c’était chacun pour soi et le taureau bénéficiait de temps morts.

Aujourd’hui (1989 NdR.) de bons cocardiers sont dépouillés en cinq ou six minutes sans avoir démérité.
Comment voulez-vous qu’ils aient le moral ? Comment voulez-vous qu’ils ne soient pas usés après deux ou trois saisons ainsi menées tambour battant ?

Les taureaux, on ne les respecte plus guère, et c’est dommage... ».

Julot fait d’ailleurs remarquer :
« A mon époque, dans les années cinquante, les raseteurs débutaient la saison timidement.
C’est avec la répétition des courses qu’ils venaient en forme fin juin-début juillet.
Au printemps donc, les taureaux n’étaient pas assaillis comme ils le sont maintenant.

Regardez !
Les raseteurs aujourd’hui sont si bien préparés qu’ils sont pratiquement surentraînés dès la fin mai et fréquemment sujets à des accidents musculaires.
Eh bien ! les taureaux c’est pareil, ils ne peuvent plus tenir toute une saison. La course est devenue beaucoup plus éprouvante, trop sans doute...
"

D’autant, et Julot préfère ne pas trop en parler car « ça lui fait mal au coeur » : les pistes ne sont plus ce qu’elles étaient.
« On a tout fait pour avantager les hommes, on a souvent supprimé les angles de piste qui constituaient autant de refuges, on a installé des marche-pieds partout et encore aménagé les contre-pistes.
Après ça, allez donc vous plaindre de ne plus voir de grands taureaux !
... ».

Mais il y aurait tant à dire !
« Tenez, dit encore Julot, les crochets, vous les avez pris en mains ?
Ce sont des rasoirs.
D’un coup d’un seul, ils vous enlèvent tous les tours de ficelle. Avant, il fallait couper sur l’extérieur de la corne pour avoir une chance d’enlever l’attribut.
C’était un peu plus mariol..
 ».

Bref, Julot ne le dit pas. Mais il n’en pense pas moins. Dans le temps la course avait tout de même du bon. Le progrès, c’est bien joli mais ça ne fait pas le bonheur pour autant.
La Bouvine ne saurait pourtant, comme un ilôt préservé, échapper aux dures contraintes de la modernité. Et Julot a sans doute quelques bonnes raisons d’évoquer « l’ancien temps » avec beaucoup de nostalgie :
« moi, Monsieur, je rasetais encore dans les plans de charrette ; croyez-moi, c’était une autre galère... ».

Julot, parlez-nous donc encore souvent du bon vieux temps...