Je suis né en 1928.
Mon père était charretier, ma mère à la maison.
Elle a raseté huit enfants !
Moi, je suis venu à la course à 18 ans grâce à Nono Bonnet, Armand Betelli et Malachi, dit "L’Hermite". Ils m’ont un peu entraîné.
J’ai quitté les emboulés à vingt ans pour prendre la tenue blanche.
En même temps je travaillais au chantier naval, parce qu’alors il y avait un chantier naval à Beaucaire...

Camargue Magazine  : Vous faites un peu figure " d’original " si l’on en croit vos collègues. Qu’est-ce qui vous plaisait dans ce sport dangereux ?
François Palot  : Me faire déshabiller ! En fait je n’avais pas peur. A Fourques, j’ai fini avec le pantalon sur la tète. Ce devait être en 47. La première course de la saison et la première fois que j’étais en blanc. Je me souviens que les taureaux étaient de Laurent...

C.M.  : Après ces mésaventures, vous avez quand méme tenu la piste de 1950 à 1960. Quel était votre taureau favori ?
F. P.  : San-Gillen. J’avais son " biais ", je le rasetais bien et je prenais la monnaie ! Les autres le craignaient, et moi je l’aimais. On avait des atomes crochus. Dès que je partais vers lui, les photographes me suivaient. Ils devaient se dire : " tè, le sac de pommes de terre qui se lève, il va y avoir de l’action !"

C.M.  : A part d’être lourd, comme vous dites, vous deviez bien avoir des qualités ? Vos amis vous jugent culotté et téméraire...
F. P.  : ... ? Disons que j’étais " osé ". Fidani surtout — un cas, un champion —, Douleau et Volle étaient bien supérieurs. Moi je montrais mon ventre et j’appelais le biòu en tapant dessus. C’est comme ça que je rasetais Bicyclette de Thibaud, Mioche et Hérisson de Blatière, et Déserteur. Lopez, je le laissais aux autres, je préférais Félibre. Et je me régalais. Moi j’étais sportif, sans plus, comme tous les jeunes. Mais je n’avais pas les qualités athlétiques demandées.

"personne ne nous prêtait de taureaux (...)"

En fait, on s’entraînait entre nous, personne ne nous prêtait de taureaux. Philibert Schneider nous donnait quelques leçons de football. Mais je ne savais pas mettre un pied devant l’autre ! On allait aux arènes sauter quelques barrières, sans biòu, et puis parfois on finissait au comptoir.

C.M.  : Quel souvenir gardez-vous du fils légendaire de Gyptis et Prouvenço, Vovo ?
F. P.  : J’en avais une peur bleue, comme tout le monde. Avec lui, tu n’es jamais sauvé. Il te suivait, te sautait après, et quand il t’avait pris, il ne lâchait pas. C’était la valse, la raclée. Dire qu’il sautait, c’est même faux, parce qu’il passait carrément à travers les planches ! Quand on voyait sa tronche à dix centimètres, on montait aux arbres !
Comme ce Jean de Saint-Nazaire qui a voulu lui faire un raset à Beaucaire, et s’est fait aplatir contre le mur. Et il n’y avait rien pour s’accrocher dans les anciennes arènes du Pré ! C’est l’estomac qu’il fallait avoir bien accroché.

C.M.  : Combien de fois vous-même avez été blessé ?
F. P.  : Quelques fois, oui. Je compte plus ! Puis quand c’est guéri, heureusement, on ne s’en souvient pas. Notamment par Le Criquet de Montaud, racheté par Laurent. Il m’a mis les tripes au soleil.

"Les copains m’ont rentré les boyaux (...)"

Les copains m’ont rentré les boyaux et fait tenir le tout avec une serviette : En 1952, il n’y avait pas les moyens d’urgence médicale d’aujourd’hui... Je suis parti à l’hôpital de Nîmes en Quatre-chevaux, assis derrière avec Malachi. Le Criquet m’a pris non pas à la barrière, mais au raset : il était vicieux. Je me souviens qu’il avait fait le coup à Soler. Ce taureau venait, vous mettiez la main sur la téte, et d’un coup il virait de bord pour vous enfermer.

C.M.  : Racontez-nous quand même votre meilleur souvenir...
F. P.  : Je rêvais de lever la Palme d’Or et la Cocarde d’Or et je n’y suis jamais arrivé. Parce qu’il y avait Volle, Douleau et Fidani. Ce Charles alors ! Aussi, mon meilleur souvenir restera le gland de San-Gillen à la Cocarde d’Or de 53. Les arènes d’Arles étaient archi-pleines. San-Gillen venait d’emporter Dédé Douleau, et donnait les jetons aux autres. Personne n’y allait et j’ai fait presque le tour de piste tout en donnant des coups de barrière. Et c’est en " bronchant " que je l’ai eu, ce fameux gland.
Malheureusement, je n’ai pas remporté la Cocarde d’Or, parce que j’ai manqué la cocarde de Cerf de Nou de la Houpelière, alors que je la voyais de tellement près ! Six points envolés... De toute façon, j’hésitais, je ne réussissais pas à me lever aux barrières : j’étais un vrai sac. Sinon j’aurais été fort. C’est comme Aiglin,
qui se couchait par terre et faisait un viroulet  [1]. Il ne pouvait pas sauter.

C.M.  : Et votre pire raset ?
F. P.  : Cosaque de Lafont, que je n’ai raseté que deux fois et qui m’a filé une rouste dans le dos à Aigues-Mortes en 53. Il m’a plaqué contre les travettes qui servaient alors de barrières. J’ai fait un raset en croyant qu’il ne viendrait pas. Il ne démarrait pas avec les autres, mais moi il m’a vu arriver à vingt mètres ! Il m’avait vu venir. Il m’a couché contre les travettes et j’ai saigné de la bouche en me cognant. Fidani a crié : " ça y est, il a le poumon perforé ! " En fait, la corne avait buté contre l’omoplate.

C.M.  : Ensuite, vous avez pas mal sillonné la France, en portative.
F. P.  : Avec Contestin, Soler et Pourtier dit "Rasemotte". Sous la pluie, dans l’herbe, et on était obligé d’enlever les espadrilles pour courir pieds nus.

"j’ai été le premier à inaugurer les basquets. (...)"

D’ailleurs, j’ai été le premier à inaugurer les basquets. On courait avec des taureaux en pointe et pas des emboulés comme c’est courant aujourd’hui. Etienne et Achille Pouly nous faisaient monter jusqu’à la frontière belge, comme Luneville, ou en région parisienne, dont les arènes de Lutèce. J’avais la chance que mon contremaître me " foutait dehors " six mois par an. Alors j’étais libre de mon temps, parce qu’à l’époque la voiture ou le train chaque dimanche, c’était une expédition. Le plus loin que j’ai raseté, c’est à Oran. Mais en Suède, les vétérinaires n’ont pas voulu laisser passer les taureaux. On n’en rasetait que deux. Mais dans ces conditions de portatives, c’était aussi compliqué que de raseter en plan de charrettes, où il faut calculer où on va sauter. Tiens, le pire des plans de charrettes, c’était celui de Russan, avec non seulement des platanes mais la fontaine en plein milieu. L’ancêtre du toro-piscine !

C.M.  : Dernièrement a été inauguré dans votre ville le Mémorial aux Raseteurs morts en piste. Que pensez-vous de cette initiative du club taurin Julien Rey ?
F. P.  : C’est une très bonne chose. Moi, je pense même qu’il faudrait poser dans chaque arène une plaque commémorant tous les raseteurs locaux disparus. Et pas uniquement ceux morts en piste.

C.M.  : Pour cause de santé, vous ne pouvez pas beaucoup vous déplacer aujourd’hui. Mais certainement avez-vous votre idée de la course camarguaise de 1991 ?
F. P.  : C’est le vrai " bordel ". Trop de règlements. Pourquoi ne pas laisser raseter
celui qui arrive en blanc ? Conseillé par des vrais tourneurs, anciens raseteurs, comme
le fut Dorat " Vinaigre " par exemple. Et puis on n’a pas eu besoin, et on n’a toujours pas besoin de fédération, d’écoles, de trophées à la pelle, de prix... Vignon et Fabre géraient l’Amicale, et ça suffisait. A la course libre on était libre, même parfois cinquante en piste à la finale du Trophée à Nîmes. Les taureaux seuls faisaient la sélection. Et pas des types avec des stylos-plumes

"au début on rasète pour l’aficion, après pour le pognon (...)"

C.M.  : Vous, les anciens raseteurs, vous " rouméguez " tous contre le nouveau système ! Peut-étre autrefois aviez-vous un secret ?
F. P. :(rires) De tout temps, il n’y a pas de secret : au début on rasète pour l’aficion, après pour le- pognon

[1nom provençal qu’on peut traduire par pirouette ,
rotation que le raseteur faisait un fois allongé pour passer sous le marche-pied