Claire Conte . - Quand avez-vous commencé à raseter ?
Antoine Giner - J’ai commencé pendant la guerre de 39.
Comme tout débutant, je faisais les courses de nuit, les courses d’emboulés.
J’ai débuté à Nîmes, où je me suis fait remarquer avec le petit LOPEZ, petit par la taille mais un très bon élément. Puis, j’ai commencé à raseter les grandes courses en 1946.
Ma première s’est déroulé en 46, à Lunel. C’était la royale de LAFONT avec le terrible CAFETIÉ, porte-drapeau de la manade dans ces années d’après-guerre.

C. C. - Ce fut un grand moment, pour vous ?
A. G. - Vous savez quand on s’habille pour la première fois en blanc dans les arènes de Lunel ; à Madrid, on croit être une grande vedette alors que l’on n’est qu’un débutant.
Mais cela fait plaisir, naturellement.
Ce jour-là, j’ai fait un raset à CAFETIÉ, mais je ne lui ai pas fait mal ; car on m’avait dit qu’il ne fallait pas être méchant avec le taureau... (rires.)
Mais, je suis quand même passé à moins d’un mètre de la tête. Ce jour-là, j’ai trouvé que c’était un exploit, car en plus il a rentré sa cocarde et ses deux glands.
CAFETIÉ était un grand cocardier, très rapide et très méchant. Il a laissé de très bons souvenirs aux afecionados de cette époque.

C. C. - Comment s’est déroulée votre carrière
A. G. - Dès 1947, j’ai raseté dans toutes les arènes de la région.
On peut dire que j’ai vraiment raseté de 1946 à 56.
En 1956, j’ai eu un accident de moto dont je suis sorti avec une fracture de la tête. Quand j’ai repris, j’avais des vertiges en piste et tout le monde me disais que j’étais fou.
Là, on ne m’apprenait rien. (Rires)
La dernière année, j’ai un peu tourné pour ESPAZE, mais cela ne me plaisait pas trop. Il fallait que j’aille à la tête.

C. C. - Comment en êtes-vous venu à la course camarguaise ?
A. G. - Mon père, espagnol d’origine, m’amenait aux arènes de Nîmes voir des corridas, des courses libres.
J’ai, de suite, été séduit.
Seulement, pour mon père, il était hors de question que je sois raseteur ou torero.
Un soir, à Nîmes, il y avait une course d’emboulés.
Mon père n’y allait pas, mais moi oui. Poussé par les copains et pour ne pas être ridicule, j’ai accepté de faire un raset. Puis, cédant aux pressions, j’en ai fait un deuxième, magnifique mais pas autant que le plongeon qui a suivi.
Quelqu’un, dans la rue est allé dire à mon père que j’avais fait un raset . Quand je suis rentré, mon père m’attendait.
Autant vous dire, que j’ai pris ma première rouste de raseteur. Il m’a interdit d’y retourner. Cependant, il a bien vite compris qu’il n’y avait rien à faire.

C. C. - Lorsque vous vous êtes arrêté en 1960, avez-vous cessé toute activité dans le milieu ?
A. G. - Non, par la suite j’ai dirigé les courses au micro.
J’ai animé la Cocarde d’Or, la Finale et toutes les courses nîmoises.
J’ai travaillé à Méjanes, pendant 4 ou 5 ans.

C. C. - Quel est votre meilleur souvenir ?
A. G. - Une course qui a eu lieu en 50 ou 51.
C’était la royale de BLATIERE avec MIOCHE, MECANO, VANNEAU, GANDAR, CARAQUE et un autre, dont le nom ne me revient pas. C’était à Nîmes, et nous n’étions que 6 ou 7.
Le papé BLATIERE n’était pas content : faran pas ren, soun pas proun.
Mais on a fait nos preuves.
Suite à plusieurs accrochages, nous nous sommes trouvés 3 pour raseter GANDAR, l’espoir de la manade.
On a vu une des plus grandes courses de GANDAR où il a fait une quinzaine de coups de barrière magnifiques. Il en a fait 3 ou 4 sur moi, m’enlevant 2 fois la chemise et un morceau de pantalon.
La présidence a fait jouer Carmen pour nous féliciter.

C. C. - Avez-vous constaté des changements ?
A. G.. - Les gens pensent que les choses changent. Ce n’est pas ce que je ressens.
De tous temps, on a eu des hommes et des taureaux qui se sont fait remarquer.
On a eu FIDANI, FALOMIR, SOLER qui était inclassable. Puis après SOLER, on a un peu cherché.
Puis est arrivé CHOMEL, qui m’a beaucoup marqué et qui a beaucoup fait pour la course.
Mais CHOMEL c’est comme VOVO (Laurent) .
Quand on me dit que VOVO (Laurent) était un grand cocardier, je réponds "Vous y entendez que dalle !".
Il a rempli les arènes parce qu’il avait une méchanceté extraordinaire et une façon de combattre que les autres n’avaient pas. Il vous sautait après, il vous aurait mangé.
Il était trop méchant pour avoir le placement du cocardier.
CHOMEL a été un homme extraordinaire car il a fait briller tous les taureaux mais je trouve qu’il ne rasetait pas bien.
Les gens préfèrent un raset de CHOMEL qui les soulève plutôt qu’un de CASTRO qui est du pur classicisme.
Je n’ai rien contre CHOMEL, il a quand même tenu le haut de l’affiche pendant 10, 15 ans. Chacun son style !

C. C. - Quels sont les taureaux qui ont dominé ?
A. G. - A la fin de la guerre, il y avait les LAFONT, avec CAFETIÉ, SARRAIÉ qui était très spectaculaire, COSAQUE qui a été un taureau petit par la taille mais grand par les qualités. Quand il rentrait en piste, il n’était pas chaud et on pouvait lui faire sa cocarde sur le premier raset.
Mais une fois chaud, il fallait y aller.
Il venait vous chercher dans les planches. A Beaucaire, il est venu me chercher contre l’arbre, il m’a traversé la cuisse, il m’a ramené en piste et quand les copains me tiraient par dessous, il m’a encore troué la chaussure.
Il était très méchant, mais aussi grand cocardier.
Il y avait aussi les taureaux de BLATIERE, de REYNAUD avec REGISSEUR,
EVÊQUE, TUNISIEN...
Puis les LAURENT sont arrivés.
Puis il y a eu ROUSSET (Cuillé), BARRAÏE (Lafont)...

C. C. - Quels sont les taureaux qui promettent ?
A. G. - Il y a actuellement une petite manade, avec un monsieur qui aime ce qu’il fait et qui a de très bonnes idées. C’est la manade du JONCAS.
Il a des taureaux gros comme le poing, des petits taureaux qui sont des lions. Il gagne beaucoup de trophées.
Il faut la suivre.
Ces taureaux ont un sang extraordinaire et une manière de combattre formidable.
Et il y a toujours des LAFONT, LAURENT CUILLE, BLATIERE...

C. C. -Et chez les hommes ?
A. G. - On parle beaucoup des GARRIDO, en ce moment.
Il y a aussi le petit FELIX qui rasète très bien.
Mais il y a aussi D. MESSEGUER qui a de très grosses qualités.
Mais il y a beaucoup de jeunes dont les noms ne me viennent pas...
Et puis, il y a ces écoles taurines, et elles ne sont pas ma tasse de thé : loin de là...
Qu’est-ce qu’on sort de ces écoles ? Si elles n’existaient pas, les jeunes qui ont des qualités sortiraient de la même manière.
Quels conseils leur donne-t-on ?
Ceux qui les dirigent n’ont jamais raseté un taureau de leur vie.... Si ce sont ces personnes qui enseignent, ce n’est pas étonnant que les jeunes ne
rasètent pas bien...
Je ne connais pas un directeur d’école taurine qui ait été un bon raseteur.
Selon moi, ces écoles taurines ne sont que du folklore et n’apportent rien de bon à la tauromachie. Je suis peut-être sévère, mais c’est ce que je pense.

C. C. - Vous êtes optimiste pour l’avenir ?
A. G. - On se doit de l’être quand on aime les taureaux.
J’aimerais qu’il y ait de bons jeunes, de bons taureaux, un public qui aille voir une course de prestige avec des taureaux qui sachent défendre leurs attributs et des hommes qui sachent les raseter.
On doit être optimiste. (Sa voix se casse, et ses yeux s’emplissent de larmes).
Quand on aime les taureaux, on doit aimer les bons et les moins bons.

C. C. - Pour en finir, qu’auriez-vous envie de dire à ces jeunes ?
A. G. - C’est le résultat de leur travail qui compte, même si aujourd’hui, l’argent a la main mise sur presque tout.
On pourrait aussi leur dire que si, un jour, ils ont la malchance de rater un attribut sur un magnifique raset, et si le public les ovationne, ils seront presque payés.
Il faut aussi qu’ils se rendent compte que cela ne dure qu’un temps. Mais à 20 ans, on n’écoute pas.
Il faut surtout, qu’ils essaient de rester des hommes, francs, de vouloir que leur travail soit apprécié par le public non pas parce qu’ils se font bousculer, mais parce qu’ils le font bien.