Le voici de nouveau sur la route nationale, les freins grincent, les roues dérapent, les voitures s’arrêtent, les touristes saluent gentiment notre taureau tout étonné.
Pas autant que le gendarme à moto qui manque choir en voyant sur la route cet usager insolite.

Il vaut mieux prendre les hauteurs.
Là, sur ce plateau qui domine Coudoux, Dollar pourra respirer et prendre le temps de brouter, pas tellement par faim, mais pour goûter à ces plantes nouvelles pour lui. Il n’est pas seul, le notaire du village voisin, marche depuis le matin après un gibier invisible et manque soudain défaillir en voyant cet animal énorme à quelques mètres de lui.

Soudain, sur les drailles qui entourent le plateau, c’est un fantastique gymkhana de voitures, une cacophonie de klaxons, d’interpellations, de cris. Les poursuivants, mystérieusement avertis, ont retrouvé la trace. Les uns sont juchés sur les capots des autos, d’autres brandissent des bâtons, des lassos.
Dollar les regarde, amusé. Un jeune garçon s’approche, prend son élan et saute aux cornes du taureau. Par jeu, notre ami repousse cet agresseur, le faisant choir. Mais le cercle se rétrécit et il faut encore fuir.

La nuit tombe.
La brise apporte les échos de la bande de jeunes gens, de gardians qui, excités par cette folle poursuite, retournent vers Pélisanne où, devant le comptoir du café, leur récit, embelli, par l’imagination, prend l’allure d’une épopée.

Des milliers d’étoiles s’allument dans le ciel de Provence d’une luminosité intense. Dollar court...s’arrête...repart...s’arrête encore… se roule sur le sol… court encore. Il parait ivre, comme si l’amusement de sa poursuite, les senteurs des champs, des vignes, des vergers qu’il a traversés dans cette folle après-midi, le sentiment d’une liberté totale lui étaient montés à la tête.

Un meuglement de joie fait frémir la campagne environnante.

Dollar est heureux. Maintenant il peut retourner à la manade. Il est devenu aussi célèbre que d’autres cocardiers qui avant lui se sont échappés, ça et là d’autres arènes. Il a hâte de retrouver Méjannes, les autres taureaux qui l’accueillerons peut-être en héros !

La fugue est terminée.
A petit trot, il reprend le chemin de Pélissanne. Peu à peu il se rapproche des arènes, où peut-être l’attend encore le char, et vers lesquelles son instinct le guide infailliblement.
Une dernière halte dans la cour d’une ferme, soudain le bruit d’une camionnette, tiens on vient le chercher pardi. Le soleil naissant illumine ses yeux dans lesquels brillent comme des reflets, réminiscences des choses merveilleuses vues au cours de son escapade. Un homme s’approche, un drôle de bâton porté a bout de bras.
Le tonnerre éclate, Dollar ressent une douleur fulgurante puis s’abat, foudroyé par le coup de fusil tiré à bout portant.

Victime d’un tartarin moderne, plus bête que méchant du reste, Dollar dans un dernier souffle réalise combien la liberté souvent se paie fort cher. Son dernier regard étonné se fixe sur l’homme qui vient de l’exécuter, comme un reproche. Sa vue se voile à l’instant où les gardians arrivent, hélas trop tard pour le chercher.
Son âme monte vers les pâturages éternels du paradis des taureaux. Il ne nous reste plus que son souvenir, le récit de sa belle histoire et le regret de son sacrifice ô combien inutile !

Ainsi périt le taureau Dollar de la manade de Méjannes de Paul Ricard.