Il ne sont égaux qu’en pleine terre, ces hommes identiques, quand leur monture, poursuivant les bêtes du Vaccarès, glisse et leur rappelle qu’ils peuvent tomber.
Certains, peu fortunés, vivent autour de tables en formica et leurs mains caleuses esquissent une croix sur le pain. D’autres arborent leur chemise Souléiado pour recevoir des étrangers, et chacun de leurs meubles en noyer porte son lot, savamment disposé, de trophées, de fétiches, d’ancêtres lustrés par la femme de ménage.

Et puis il y a Henri Aubanel, sa cabane du Simbeu, à l’ultime pointe des Saintes, presque au milieu des eaux, est un musée vivant, un mirage, où la poussière raconte l’épopée d’une famille.
Peut être qu’Henri Aubanel, accidenté, usé par le sort, comme au sortir d’une guerre, a quitté Le Cailar pour mieux se ressourcer là.
Une maison ronde, comme un ventre , fait glisser le Mistral sur ses flancs et la rudesse des éléments qui s’y cognent rappelle doucement que nous, grain de sable, finirons poussière.

L’impression qui émane de cette cabane, au crépi défait par la tempête, aux minuscules volets verts, au toit sans chaume, est celle d’une méditerranée omniprésente, comme si la cabane, portant la Camargue toute entière, allait soudain tomber dans la mer. Vers les Afrique et Palestine.

D’ailleurs, le bureau d’Henri Aubanel, cet émouvant amas de livres sans classement apparent, se tourne vers la mer.
Le costume des frères de Buffalo Bill habite une armoire transparente. Mais nul ne peut l’ouvrir.
Au plafond de la cuisine, balancent, comme des colliers de mariée, des pelures d’orange séchées,« pour la daube », explique Nerthe. Car ici, vivent des femmes de roman. Les filles d’Henri, Nerthe, Jacqueline, Marie-Caroline, si gaie, malgré sa chaise roulante, clouée là un jour d’abrivado mal terminée…

Une cabane magique, où l’on a envie d’écrire un conte d’enfants. Où la douleur côtoie une douceur indicible. Henri Aubanel, posant les cannes de son grand âge, s’est posé près du feu de sarments.
"On a tant écrit sur vous qu’il est superflu de rappeler votre vie de manadier Mais ne partez pas. Racontez des histoires…"

Les premiers pas vers les taureaux

« Vous fêterez vos quatre-vingt printemps le 12 juin prochain. Mais quel âge aviez-vous donc quand vous avez fait la connaissance du Marquis ?"

Henri Aubanel :

« Quand j’ai connu ses taureaux, j’avais 10 ans, lui, je l’ai rencontré plus tard, je poursuivais mes études entre Paris et Avignon, lorsque j’ai eu une méningite.
Dès ma convalescence, j’ai repris mon travail de plus belle.
Maman m’a dit : « écoute, puisque tu as bien travaillé, je t’offre une promenade. Choisis ta destination. Ton père est d’accord…"
Il était question de la Côte d’Azur, Nice, Cannes, des lieux qui ne plaisaient qu’à ma mère, mon père n’aimait pas bouger. Mais c’était à moi de choisir, et je ne savais que demander.
Je suis allé demander conseil à mon institutrice, Mlle Saladin, native de Tarascon » Pourriez-vous, Mademoiselle, m’amener à un endroit où l’on voit des affiches ? »
Elle m’a conduit au tout nouveau syndicat d’initiative, dans une tour factice des remparts Avignonais. J’ai admiré les photos d’Arles , Vaison la Romaine... puis celle d’une forteresse avec ce que j’ai pris pour un chevalier armé d’une hallebarde.
J’ai su immédiatement que c’est là que je voulais aller »

Aigues Mortes et ses gardians.
Henri Aubanel avait choisi sa destination, du haut de ses 10 ans.
Madame Aubanel remettait incessamment le voyage, a cause de "la Camargue et ses moustiques porteurs de la malaria" mais la promesse devait être tenue face au petit garçon studieux.

Fin septembre, Henri part avec maman, persuadé de rencontrer ce chevalier étrange de livre d’histoire.
Abbaye de Saint Gilles, château de Beaucaire et Tarascon, lieu où Pierre de Castelnau aurait été assassiné par Raymond VI... puis Aigues Mortes.
Pendant la visite des remparts, je me suis perdu exprès.
J’ai toujours eu horreur des visites organisées.
Puis je me suis endormi sur un ban de pierre, jusqu’à ce qu’on me retrouve.

(...)

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