Ce n’est pas sans surprise que j’ai appris il y a deux ou trois jours, la mort de Bichette.
J’ai eu connaissance de cette mort par une lettre, et par l’article que l’on me demandait d’insérer dans cette actualité.
Je ne puis mieux faire que de m’exécuter, les sentiments que manifestent mon ami Fontami sont trop conformes aux miens pour que je juge utile d’y ajouter quoique ce soit :

Mon cher ami.

Tu sais sans doute que Bichette est mort. J’ai promis a nos amis des Saintes de dire aux afeciouna ce qu’avait été ce modeste gardian.
Tu trouveras ci-joint l’article en question.
Je ne l’ai pas intitulé car j’aimerais que tu le passes dans les actualités, ou l’on a toujours plaisir à te lire.

« A l’heure ou tout renaît sur la terre salée où il avait vécu, notre ami Boucarut, dit Bichette, vient de mourir aux Saintes dans des circonstances inattendues et soudaines, frappé en quelques secondes par une affection cardiaque.

Depuis quelques années Bichette avait dû se retirer de la bouvine et alors que sa santé paraissait devenir plus prospère, il vient de disparaître, enlevé a l’affection des siens, de sa femme et de ses enfants, auxquels l’attachaient les sentiments d’affection si tendres et si profonds que tous ceux qui l’ont approché ont connu.

Bien qu’il ne fut pas encore très âgé, il rejoignait le coin des anciens, auquel il avait été mêlé très jeune. Tous ceux qui l’ont connu savent de quel calme et naïve rêverie vivait cet homme, au tempérament si ardent, qu’un corps débile condamnait au repos.
Bichette a vécu son époque troublée sans rompre le rêve intérieur, la douce chanson des souvenirs, le charme des illusions que son âme avait nourri depuis son plus jeune âge.

Tout jeune, à Nîmes,où il vivait avec sa famille, il s’était épris de l’amour des bêtes. Sans doute le front têtu, la grosse tête rêveuse des chevaux et des taureaux Camargue aux regard de légende, tout cela le déduisit et malgré ses parents, un irrésistible élan l’emmena dans les manades où l’air marin est enivrant de liberté.

C’est dans ce prestigieux pays de Mourgues que Bichette débuta comme gardianoun dans la célèbre manade de chevaux renommée qui nous fait regretter la disparition. Nul milieu n’était plus propice à cette âme rêveuse et pleine d’illusions.
La grandeur mélancolique et parfois exubérante des étangs et des pinèdes, la chanson de la mer, le vol puissant et feutré des migrateurs dans les nuits de tempête, nostalgique et harmonieuse silhouette des remparts d’Aigues Mortes, la triste et belle solitude de cette immensité, voilà dans quel décor devait commencer le rêve intérieur que la mort vient d’interrompre.

Devenu très habile, il devenait le gardian de Mr de Baronceli à l’Amarée, où il devait de marier.
C’est certainement l’époque de sa vie dont il parlait avec le plus de plaisir.
C’est pendant cette période et en compagnie du « Camard » alors que les chars n’existaient pas, que depuis la Provence des jardins, Bichette conduisit les taureaux de cette célèbre manade.
A travers les oliviers de la Vaunage, les vignes du Languedoc et les prés du Cailar, sur les petites routes de Provence, avec son compagnon, dans la chanson des cigales et la poussière ensoleillée de l’été que Bichette connut les fatigantes chevauchées que terminent les abrivado triomphales.

C’est à cette époque de sa vie qu’il monta ses deux célèbres chevaux de bouvino ; le Faro et le Buffalo, de la manade Santenco, qui portèrent au prodige les qualités de leur race, si on en croit la légende où ils ont pris place et les récits de tous ceux qui les ont connus.

Au cours de son service militaire dans un régiment de cavalerie, Bichette devait acquérir les principes du parfait cavalier qui manquaient à son expérience et à sa routine.

Il dirigea encore l’élevage de chevaux de Catigras, aux grandes cabanes du Vaccarès , puis il fut au service de la manade Viret.

Mais les fatigues de la guerre, mais aussi celles du métier de gardian, toutes les intempéries qu’il faut y endurer, tout cela avait affaibli sa santé, Bichette s’était retiré aux Saintes, vivant du commerce des chevaux, desquels il ne s’était jamais séparé.

Malgré son état de santé, il venait, il y a quelques semaines a peine, de dresser deux jeunes chevaux de la mande de De Montaud-Manse, qu’il surveillait, et les Santins admiraient la douceur et l’adresse avec laquelle il était parvenu à les rendre familiers.

Vanité des projets humains !

Le jour de la foire du 20 mai, à Arles, où Bichette devait se rendre, il est entré au tombeau, accompagné d’une nombreuse foule d’amis.

Les gardians des manades voisines étaient venus accompagner son cercueil avec leurs chevaux, que Bichette avait tant aimé, avec lesquels il avait toujours vécu et qu’il connaissait à tel point qu’on ne savait s’il luttait où s’il conversait avec eux.

Parmi les amis venus de toute part, se trouvait M de Baroncelli, accompagné de ses gardians, Mr Rouvillain, qui était son ami, avec les gardians de sa manade et ceux de la manade Granon.
Puis venait le vénérable drapeau de la confrérie de Saint Georges d’Arles, porté par le sympathique Edmond Boniface.

Derrière la famille qui suivait le cercueil, un long cortège de Saintins, des amis des mas voisins et d’autres , venus de plus loin, parmi lesquels, Mme Viret, Bernard de Montaud Manse, avocat à Nîmes, Grand et Bérard de Gallargues et les bayles gardians Paulen et Bérard.

Bichette repose maintenant dans le petit cimetière Saintin, au bord de cette mer riante qui berça sa vie de sa chanson. Il est parti avec le Buffalo et le Faro pour la grande abrivado, celle qui ne se termine jamais, celle de la légende et des souvenirs.

M.F...