>>> Biòugraphie* <<<

Le récit de la mort du "Prouvènço" par Jeanne DE FLANDREYSY.

"Dans les premiers jours du mois de mai 1909 Prouvènço fit à Vauvert, une course merveilleuse, la plus belle de sa vie, pendant laquelle il blessa grièvement le « Grand-Beaucaire » et qui fut son vrai chant du cygne."

« Le 29 mai, à l’aurore, la manade se trouvait disséminée sur la rive de l’étang des Lones, situé entre le territoire de l’Amarée et les Saintes-Maries-de-la-Mer. Au levant, le globe du soleil venait à peine de dépasser l’horizon. Des troupes de flamants s’ébattaient dans les eaux, en croassant ; les pies de mer rasaient la terre de leur vol, puis, s’élevant tout à coup, planaient avec des cris perçants. La pureté du ciel, la
sécheresse de l’atmosphère faisaient présager le réveil prochain du mistral de la veille.
Mais, pour l’instant, la nature était immensément calme.
La mer étincelait au loin, en nappe d’argent, et promenait mollement, sur la plage, la musique de ses vagues. Et toute la plaine se tachetait du noir des boeufs et de la blancheur des chevaux.

Depuis la veille, Prouvènço suivait une génisse. Ses rivaux, selon leur habitude, rôdaient au large autour d’eux et Laietoun, plus hardi, ayant osé s’approcher, venait de recevoir une profonde estafilade à la cuisse.
Tout à coup, l’étendue salée résonna d’un mugissement venu à la fois de toute la manade ; sourd d’abord, lourd et sombre comme les ténèbres de la nuit, il s’élevait rapidement, dominé, de temps à autre, par des voix stridentes, puis il éclata dans les airs en un concert de hurlements farouches. Ainsi, chaque jour, lés taureaux saluent le soleil. Prouvènço, quittant sa vachette de quelques pas, gravit une mountiho, au bord de l’étang. Face aux Saintes, il faisait, en grattant, voler le sable qui retombait comme une pluie sur sa tête et sur son échine et, de son beuglement, il soutenait, en sourdine ou en clameurs aiguës, le beuglement de la manade.
Celle-ci, maintenant, se taisait peu à peu. On n’entendait plus que quelques cris isolés, défis de taureaux, appels de vaches, vagissements de jeunes veaux. La génisse humait l’air sous la dune, dressant les oreilles, tendant sa tête fine vers le mâle. Prouvènço se campa comme un bronze, sa queue battait ses flancs ; il éleva la tête et jeta vers le Levant un formidable cri de guerre. Au même instant, le Sangar arrivait droit sur la génisse. Prouvènço fit un pas ; mais, cette fois, son adversaire acceptait la bataille.

En deux bonds, il eut escaladé la mountiho et, dans un choc terrible, les fronts se heurtèrent.
Les taureaux sont d’admirables escrimeurs : comme le fleuret, leurs cornes parent et attaquent.

Un long moment, Prouvènço et le Sangar demeurèrent tête contre tête, arc-boutés dans un effort énorme, les jarrets tendus, chacun cherchant à faire reculer l’autre ; mais la force du fils égalait aujourd’hui celle du père. Ils se découpaient comme des statues d’ébène sur la pourpre du matin, dans un ciel sans nuage. L’air était d’une transparence infinie. Le désert, immense et désolé, s’étendait au loin. Là-bas, là-bas, le Ventour, le rocher de Vaucluse, les Alpilles, les montagnes d’Aix et de Marseille se profilaient en bleu dans l’est diamantin et, de l’autre côté de l’étang, l’église des Saintes-Maries se dressait, énorme et vermeille, au-dessus des maisons blanches et des cabanes, serrées à ses pieds comme des brebis autour du berger.

Aucun des deux taureaux ne lâchait prise ; c’était un duel sans merci ; celui qui faiblirait devait mourir. Parfois, les fronts frisés et noirs cessaient de se toucher, les combattants semblaient reculer, chacun de son côté ; leurs cornes finissaient par se trouver bout à bout, mais aucun des deux ne permettait à l’autre de les dégager entièrement ; et, d’un élan formidable, qui creusait la terre sous eux, la bataille recommençait. Dans cet enchevêtrement, il n’eût pas été possible de discerner de quel côté se trouvait l’avantage : la lutte était égale. Tous deux attaquaient à la fois et aucun ne se découvrait.

En peu de temps, tous les mâles de la manade furent rangés sous la mountiho, tour à tour allongeant le mufle, grattant le sol de leurs sabots en grognant ou s’agenouillant pour planter leurs cornes dans le sable et dans les salicornes, comme s’ils eussent voulu les aiguiser.
La génisse broutait les joncs à quelques pas de là...

Laietoun et le Bandit , semblables à des démons, couraient en rond, la gueule ouverte, la langue sortie, hurlant à la mort.

Soudain, comme s’ils venaient de prendre en-semble la même résolution furieuse, ils bondirent tous deux sur Prouvènço, par derrière, et sans lui donner le temps de lâcher le Sangar et de leur faire tête.

Le Bandit lui perça la cuisse tandis que Laietoun d’un coup de corne lui déchirait le flanc gauche. Prouvènço poussa un effroyable rugissement et, le ventre ouvert, les entrailles pendantes, telle une idole d’airain dont la foudre vient de briser le socle, il roula au pied de la mountiho.
Tous les mâles à la fois se précipitèrent sur lui et, au milieu d’un infernal vacarme,
grisés par le carnage, ils plongèrent leurs cornes dans sa chair et se vautrèrent dans
son sang.

Le Sangar filait au trot à travers la plaine, poussant devant lui la génisse.

Le calme est revenu parmi la gent sauvage ; les fauves ont repris leur allure insouciante ou leur air morne ; nonchalamment, ils déambulent, paraissant même n’avoir
plus faim."

« Prouvènço » venait de mourir dans un combat d’amour » (J. de Flandreysy).
C’était en 1910.