Survivance des mythes anciens, symbole de notre attachement à nos traditions, la bête noire de Camargue amène souvent le même mot aux lèvres des afeciouna qui le côtoient, le mot "Passion". C’est Jacques Espelly, un gardian passionné, que nous avons rencontré pour nous en parler, aux Saintes Maries de la Mer, Jacques qui fut gardian à partir du 8/7/1938 puis bayle à la Manade Fanfonne Guillierme. C’est auprès de lui que nous sommes allés compléter des renseignements précieux que nous voulions remettre en ordre, pour une meilleure connaissance de l’animal que nous aimons tant.

 Le corps du taureau

Le type le plus pur de Taureau Camargue présente l’avant main (épaule, garrot, tête) plus élevé que l’arrière main. Cependant l’influence des éleveurs a beaucoup modifié les caractéristiques originelles. En 1869, des croisements avec des bêtes de race espagnole de la ganaderia Carriquiri avaient même été faits du temps de Joseph Yonnet, l’arrière-grand-père de Magali Espelly, épouse de Jacques, malheureusement disparue. Ces croisements, vite abandonnés car ils n’avaient pas donné satisfaction, ont laissé des traces visibles dans l’aspect du pelage des taureaux. C’est ainsi que l’on trouve encore des taureaux bicolores ou tricolores, noir, roux (rouge) à taches blanches.

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Parmi les tachés de blanc, l’on trouve le "petassa" (reprisé en oc) ou le calhet, aux taches sur le corps, et l’estela, porteur d’une tache au front. En vieillissant un taureau peut avoir beaucoup de taches blanches (Rami, de Fabre/Mailhan) ou même devenir tout gris clair (voir Ourias de Lafont/Nicollin, Gitan de Boch et Jean) .
En 1920, "le Bouchard" de Guillierme, ni noir, ni rouge fut un bon cocardier. Il avait la bouche cerclée de clair : "Boit dans son blanc". Ses yeux étaient aussi cerclés de clair : "Oeil de perdrix".
On appelle ce genre d’aspect "Boucabèu", Fatigué de Guillierme en est un exemple.

Chez un taureau, le dos ensellé, incurvé, est une malformation et si les "amalu" (os des hanches) sortent trop, cela peut révéler une carence alimentaire ou encore être la conséquence d’une blessure. Ceci arrive fréquemment à l’animal qui sort de derrière la barrière en s’y cognant fortement. Certains "amalu" fracturés s’effacent ou bien ressortent vers le haut. On dit du biòu qu’il est "amaluga". D’ailleurs on dit en langue d’oc classique : "Me siái amalugat !" pour dire je me suis cogné.

 La forme des cornes

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Chaque taureau a des cornes d’une forme particulière. La plus pure est la forme en lyre, on dit que le taureau est "liret". Il est "larguet" lorsqu’elles sont largement ouvertes. Il est "gobelet", quand, si le taureau vous fait face, ses cornes épousent la forme d’un verre à dégustation. Le "scorpion", lui, est un gobelet dont les cornes se referment encore un peu plus. Il y aussi le taureau "butar", aux cornes basses, dirigées vers l’avant. Cette forme peut se conjuguer avec d’autres, exemple : goubelet/butar, etc..
Un taureau "bisco" ou "envela" (déjeté en oc) présente une malfaçon importante résultant d’un accident : chute en ferrade, corde mal placée quand il était petit, choc dans le couloir ou ailleurs. Ce traumatisme laisse une corne tordue (Pythagore de Cuillé) ou déplacée ou encore des cornes comme celles de Fatigué : "revessa" (vers l’arrière), suite à un accident.

 Comportements et caractères des taureaux

Ecoutons Jacques :
"En pays, il est très rare que des taureaux castrés soient désagréables avec le gardian à cheval. Chaque taureau trouve naturellement sa place dans la manade, mais si l’un d’entre eux a une malfaçon, les autres le battent, le bannissent.
Peppone, un simbèu que nous avions, n’était pas volontiers accepté, parce qu’il était rouge.

Depuis une dizaine d’années, nous remarquons des taureaux de 2 à 4 ans entiers qui gênent et sont agressifs.
Ils se battent avec leurs congénères ou viennent au cheval. Toutes les manifestations que l’on peut faire autour d’eux sont désagréables. Il y a même des pertes car ils se tuent entre eux.
C’est un problème avivé par l’existence des courses de tau.
En pays, quand on "arribe", au début, c’est la bagarre, alors on accélère pour qu’il y ait au moins un tas de fourrage pour chacun. Après on répartit plus généralement."

Un taureau est plus intelligent qu’un cheval qui est très répétitif et a beaucoup de mémoire.
Le taureau lui, s’adapte et apprend vite. Il regarde, repère et agit. Il reconnaît les voix, les odeurs et entend fort bien, comme les bêtes sauvages.
L’attitude du taureau qui tient sa tête haute marque sa surprise ou sa colère devant la situation qu’il vit.
Cela se voit par exemple dès qu’il rentre en piste.

"Il est intéressant d’essayer un taureau jeune en petit comité pour bien voir ce qu’il vaut.
Je vois ses capacités morales et physiques. A force d’en voir, je peux les juger assez vite. Je sais que tel tempérament fera pour tel endroit et telle équipe.
Je ne vois pas sa course du jour, mais ce qu’il va pouvoir faire par la suite.
Rien qu’au regard du taureau l’on peut savoir ce qu’il va faire. Les taureaux reconnaissent aussi bien leur nom.
Quand Tegel, un taureau très vaillant, se laissait un peu "enterrer" par les hommes et commençait à ne plus savoir où il en était, tellement il était en colère, de la barrière, je lui disais : "Allez, zou, Tegel, vai t’en d’ailai, me farás pleisi !"
Ce n’était pas l’ordre qu’il comprenait, mais le son de ma voix qu’il reconnaissait et qui le détournait un peu de sa colère. Il changeait de côté, se ressaisissait et reprenait du même "branle" que là où on l’avait arrêté."

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 Qualités d'un taureau en piste

Pour Jacques Espelly, le meilleur exemple était Segren. (1983)
Un beau taureau droitier et borgne, qui courait sur la gauche, à la fois cocardier et barricadier. Il anticipait, ce qui est la plus grosse défense contre l’homme et une domination.
Il "dalhait" (coupait en oc), était assez dynamique pour ne pas faire "rousigon" (se dit d’un taureau amorphe) et il tenait sa place, c’était un taureau à plusieurs facettes. S’il sentait l’homme à sa portée, il passait la tête à la barrière, avec la corne en biais, sans se fracasser.
En 81 et 83 il a gagné la Cocarde d’Or et en 83 a eu le Biòu d’Or, titre suprême.

Après nous avoir parlé du taureau, de sa morphologie et de ses caractéristiques en piste, voyons le biòu en pays, le simbèu, les vaches et leurs veaux.

 Le "ramadan"

Baroncelli avait ainsi nommé le tintamarre que font les taureaux qui brament lorsque l’un d’entre eux est mort. "Ils se rassemblent et tournent autour du cadavre, les veaux et le tau commencent à le sentir, puis ils font une paire de sauts en bramant, comme si la mort les effrayait.
Parfois cela peut durer dix minutes comme deux ou trois heures. Puis cela se propage et le mieux à faire pour le gardian est de partir." Après ils partent et c’est fini.

 Le simbèu

Pour faire un simbèu, il y a beaucoup de facteurs dépendants de celui qui gère la manade. Pour Jacques Espelly, il faut que le taureau soit "sage", dynamique et agressif s’il subit une agression. Un simbèu ne doit pas être trop gros, ainsi il tient moins de place dans le char et de plus, les taureaux ont moins tendance à battre les inférieurs.

Il doit être très intelligent et s’il l’est, alors ils devient vieux, jusqu’à 25 ans ! Il faut au moins deux saisons pour que le simbèu apprenne son rôle. L’attente au fer (trident) est pratiquée au début pour dominer le taureau qui ensuite, à sa seule vue, reculera. On emploie avec lui les mêmes mots, car le taureau les comprend.

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"Un taureau comme ça, on le préfère à un cocardier, dit Jacques, il ne rapporte pas directement d’argent mais l’économie réalisée grâce à son travail est importante.
C’est grâce au simbèu Boulard, qu’en 1941, sur le bois des Rièges, par un froid glacial où tout était gelé, la manade a pu aller boire.
Les bêtes étaient "arambées" (de arramba : se serrer) et on est allé les chercher. On a essayé de les pousser sur la glace, elles glissaient et reculaient. René Chabaud a fait le tour, un peu loin, en appelant Boulard qui a fait un pas ou deux et peu à peu, le simbèu a pris son mourre dans la queue du cheval et... direction Fiélouse.
Moi, je "faisais le chien", au large, derrière.
Les gros taureaux sont passés devant et ont préparé le chemin en cassant la glace pour les petits qui finalement marchaient sur la terre. Cette image est restée dans ma tête, mieux que fixée par une caméra !
Un autre simbèu comme Cabri que l’on avait élevé au biberon, pour nous, c’était magnifique, on en faisait ce qu’on voulait."

 Les vaches et les veaux

On met un étalon pour trente vaches environ et s’il y plusieurs lots, un dans chaque lot.
Les veaux naissent en début d’année. Vers l’âge de trois mois, ils commencent à "mâchouiller" de l’herbe mais tètent jusqu’à 10 mois, tant que leur mère n’est pas "suitée" (elle va re-véler l’année d’après.)
Le sevrage est donc automatique et la mère repousse son veau qui doit se nourrir seul.

Histoires vraies de vaches :
"Un jour, je venais de ramasser un veau, car à l’endroit où la vache l’avait fait, le lendemain matin il aurait été noyé. Je l’ai pris et emporté. Cette vache m’a suivi et si ça avait été un étranger, elle l’aurait enlevé ! Avec moi elle réalisait que je faisais quelque chose pour son petit que je portais sur mon cou. La mère venait comme de vous à moi, en faisant « Meuh ! » et lui, il lui faisait "Maah !" faiblement, ils correspondaient.

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J’ai eu dans ma carrière une seule vache qui "m’est venue dessus".
C’était à Fos, dans les années 75. Il nous fallait rentrer les bêtes le soir dans un enclos car les chasseurs avaient peur d’elles. Les taureaux, c’est curieux de nature. Ils venaient voir ce que c’était, puis partaient mais...
Ce soir-là, j’allais ramasser le troupeau avec ma femme. Il avait neigé, une vache avait fait le veau et il s’était couché. Sa mère ne s’en occupait pas. Au bout d’un moment, j’ai fait semblant de rien, je suis allé autour du veau et je l’ai vite pris sur mon dos.
J’avais peur que mon cheval ne me l’arrache avec la bride.

Au moment où je l’ai attrapé, le veau a fait : " Bèèèè !" Sa mère est arrivée comme une balle !
Quand elle a été à trois mètres, je me suis tourné et je lui ai dit "Oouh ! On te vas Margot ?" Elle a fait mine, comme ça, et j’avais fait signe à Magali de faire marcher les bêtes. Elles sont parties et la vache était entre moi, qui portais le veau, et la manade.
Et "plan planet, plan planet" (tout doucement), elle est venue derrière moi. Je me suis dit : "Si le veau se met à bramer ..."

On aurait dit que je l’avais prévu !
Il a bramé.
Elle est venue !
Ses sabots de devant me touchaient presque les talons ! J’ai fait comme si de rien n’était et j’ai crié "Oouh ! Margot !" Elle savait que c’était moi. Je suis entré dans l’enclos sur une dizaine de mètres et Magali a fermé la porte. J’ai posé le veau.
Le lendemain j’ai cherché un peu et à un moment, j’ai vu que la vache regardait et s’en allait. J’ai dit "Le veau est là-bas".
Quand la vache regarde, il faut toujours aller du côté où elle a regardé. Je l’ai trouvé, il s’est relevé, "frescadet" (tout frais) et il a bramé avec un cri de recherche plus que de peur.
Sa mère est venue comme une balle encore et quand elle a vu que c’était moi, je lui ai parlé, car la voix c’est important. Elle a pris son veau, l’a léché et l’a emmené en lui disant "Meuh ! Meuh !" dans son langage de vache.
Celui là, je l’avais appelé Estoupous  ! (Mot à mot : coriace, ici, qui ne comprend pas vite, lourdaud.)

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C’est un véritable régal que d’écouter Jacques Espelly qui, au fil de toutes ses années d’homme de Bouvine, a acquis tant d’expérience et de connaissances, ce qu’il a bien voulu partager avec nous.

Un grand merci, Monsieur Espelly !