On était a cette époque terrible de 1914 où, suivant l’éternel recommencement de l’histoire, les hommes s’étaient, encore une fois soulevés les uns contre les autres et durant quatre longues et douloureuses années, devaient s’entretuer pour le sinistre plaisir de cette horrible déesse qu’est la guerre.
A l’appel de la patrie en danger, tous les hommes valides avaient répondu présent et pris le chemin des froides régions du Nord et de l’Est. Comme les autres, Fernand Granon était parti lui aussi et ce fier héritier des Combet avait, avec un grand serrement de cœur, abandonné sa manade et son cher village Cailaren, pour accomplir son devoir de soldat.

Durand cette période de misères et de deuils, les arènes de nos grandes villes et les plans de nos petites communes ne connurent pas le délire des beaux jours de courses. Las nombreux taureaux, mornes désormais, privés de leurs combats erraient, tels des fantômes d’une époque révolue, des pâturages désertiques de Camargue, aux près verdoyants que borde le Vistre.

Cependant, tandis que les humains s’acharnent les uns contre les autres, se détruisent, s’anéantissent avec frénésie, les bêtes continuent leur mission et engendrent dans le silence, des espérances qui demain, redonneront aux hommes dépouillés de leurs armes, le goût à la vie et aux luttes pacifiques, pour lesquelles ils ont été créés.

C’est pourquoi le gardian Chabalet, figure typique et légendaire, ainsi que le bayle Nougaret étaient loin de se douter que ce jeune veau, fruit des amours du renommé Belcita et de la vache Caieto, portait en lui tant d’espoir et qu’ils avaient eu le privilège d’assister à la naissance de celui qui devait un jour, connaitre le triomphe de la gloire jusque dans son apothéose.

C’est dans ce cadre d’exquise solitude farouche qu’est le bois des Rièges, qu’il naquit au printemps de 1916, près de l’endroit que les gardians nomment « la gaze du Lion ». Le destin avait voulu qu’il vienne au monde dans ce lieu des plus sauvages de la Camargue, voisin du Vaccarès qui garde dans le mystère de ses eaux, les secrets des mirages.
Dans cette contrée, qui est au cœur même du Delta, la solitude est peuplée de lumière, le sol est pétri de légendes bouleversantes et mieux que partout ailleurs, on ne sente flotter dans l’air la présence impalpable du surnaturel.

De bonne heure, les marques de ses origines supérieures devaient se manifester dans ses habitudes, dont la plus apparente était la recherche de l’isolement, au point de déroger aux règles de la nature et de déserter la mamelle maternelle.