Il convient à ce stade de notre exposé, de marquer un temps d’arrêt pour préciser en quoi consistaient exactement les jeux que l’on désignait sous le terme générique de courses de taureaux et dont nous venons de suivre les les développements.

Dans la première partie du 19e siècle, l’enlèvement des cocardes placées entre les cornes de l’animal, qui constitue aujourd’hui l’essence même de la course provençale, demeurait encore un exercice assez exceptionnel. [1]
Les prix attachés aux cocardes exigeaient de l’entrepreneur des dépenses supplémentaires que souvent il ne désirait pas assumer [2]

En général un seul taureau par course était porteur d’un flot vermillon que s’efforçaient d’arracher une jeunesse adroite [3], non pas d’ailleurs le plus souvent au razet , mais en arrêtant la bête par les cornes et en la terrassant ce qui exigeait une force musculaire peu commune.

Le vainqueur, à l’instar du gagnant des luttes ou des sauts, recevait en récompense une tasse [4], une montre [5].

Le spectacle comportait aussi des épisodes comiques, comme le jeu du mannequin sur pied [6], qui tenait plus du cirque que d’un sport codifié.

Mais surtout une grande partie du public participait directement à l’action en descendant dans l’arène, muni de cannes ou de bâtons minces, dits vulgairement « bédigasses » [7] destinés à exciter le fauve et à le faire courir.
On appelait en Provence cet instrument, primitive banderille, la « lambrusquière » *  [8].

Le passeur Frossard, qui trouvait ce spectacle mesquin et dégoûtant, indique, dans son tableau pittoresque de Nîmes, que des hommes agiles harcelaient la pauvre bête avec de petits tridents ou des dards empennés [9] Béranger raconte avoir vu planter sur le crâne des taureaux des petits pavillons avant que de les terrasser et de les égorger [10].

Sans aller jusqu’ à cette extrémité, il faut reconnaître que les spectateurs assaillaient souvent le quadrupède affolé, le mettant à mal et le reconduisaient en piteux état au toril. [11]
Bientôt saisi traîtreusement par la queue, il est honni par la foule, livré sans merci à ignominieuses bastonnades, couché quelque fois sur le flanc, aux trépignements de la multitude [12]

Pour peu que la bête se défendit et blessât un assaillant, on assistait alors à des scènes de sauvagerie déplorables, motivant en grande partie l’attitude des pouvoirs publics, qui, à Avignon, comme à Nîmes, gardaient encore en mémoire les images sanglantes de 1815 et ne tenaient guère à entretenir chez le peuple des mœurs aussi malsaines [13].

On peut encore citer parmi les phases les plus appréciées l’arrêt au trident, exécuté soit a pied, soit à cheval.
Ravel le gardian d’Aimargues, était au début du XIXe siècle, passé maître dans cet art.

Il faut d’ailleurs souligner qu’une partie de l’opinion, parmi les plus éclairés, soutenait par l’intermédiaire de la presse, l’action répressive des autorités et flétrissait les « sauvages, périls des courses de taureaux qu’elle opposait aux joutes sur l’eau, jeu de force et d’adresse typiquement avignonnais [14].

Elle compare les premières en barbarie aux combats de boxeur dont la mode s’étendait en Angleterre [15] et les fustige au même titre que le jeu du coq [16], très prisé dans les fêtes de village [17].

Pendant la période d’interdiction qui suit 1841, les journaux relevaient avec complaisance les accidents intervenus dans les arènes des localités de Bouches du Rhône et s’indignaient que ces féroces amusements, « digne des sarrazins », se poursuivissent si près d’Avignon. [18]

Cette offensive porta ses fruits.
Le préfet de l’Hérault à son tour prenait dans son département des mesures efficaces [19] et, les quelques années qui suivent, à l’exception de courses peu nombreuses données en cachette dans les villages vauclusiens, avec la participation de toréadors [20] espagnols, réfugiés politiques [21], ne s’inscrivent pas parmi les plus brillantes.

Le préfet en autorise une exceptionnellement en 1846 à Avignon, cette ville étant cette année privée de spectacles par suite de l’incendie du théâtre. [22], mais à condition que les taureaux dans une cage en fer roulante et que les seules personnes exercées soient autorisées à les combattre [23].

A l’approche de 1848, les arrêtés ne sont plus respectés dans les localités du Gard.
Le 16 mai 1847, un homme et deux enfants sont grièvement blessés aux arènes de la Barthelasse [24], où se déroule encore une course pour les fêtes de Saint Agricol, en septembre de la même année. [25]

[1ce serait vers 1830, qu’on prit l’habitude de fixer d’abord avec de la glu, puis avec de la mèche à fouet, un rond de carton, enfin une cocarde sur le front de la bête, "La Camargue gardiane" juil 1960.

[2extrait de la "thèse de Hubert Bretheau" ( le taureau Camargue et sa course)

[3"on voulait lui ravir sa cocarde en couleur, mais il la défendit en héros", poème intitulé "La fête de Châteaurenard" paru dans "Le tambourin" du 26 septembre 1847

[4prospectus pour 4 courses à venir à Avignon en 1814

[5course de Sorgues "L’écho du Vaucluse", 01 août 1841 N°1052

[6"Les courses de taureaux dans le Gard" de Hyacinthe Chobaud 1830-1853

[7arrêté du maire de Nimes, à propos d’une course du 13 juin 1813,

[8"La Provence et le Comtat Venaissin" de Fernand Benoit 1950

[9tableau pittoresque de Nîmes, en 1834, pasteur Frossard

[10"Les soirées Provençales" en 1819, Bérenger

[11"Un poème tauromachique" Chobaud, "Le Feu", 15 janvier 1825

[12"Des courses et combats de taureaux dans le Midi" Avignon, 1868

[13"grave inconvénient de mettre en jeu contre des animaux des mœurs sanguinaires qui à d’autres époques se sont exercées sur des hommes..."(rapport du conseiller de la préfecture du Vaucluse)

[14"L’Echo du Vaucluse" du 22 août 1841 N°1058

[15"L’Indicateur d’Avignon" 02 octobre 1842 N°183

[16"L’Indicateur d’Avignon", 15 septembre 1842 N° 178

[17"le jeu du coq" consistait à viser avec un palet la tête de ce volatile enterré jusqu’au cou à une certaine distance, le gagnant était celui qui réussissait à décapiter l’animal.

[18blessure grave d’un enfant de treize ans à Rognonas "L’Indicateur d’Avignon", 14 juillet 1842 N°160 ; mise à mal d’un réfugié Espagnol à St Rémy, 08 octobre 1843 N°289.

[19ce haut fonctionnaire demandait au préfet du Vaucluse d’intervenir auprès du comte Cambis d’Orsan, pour qu’il ne livrât pas du bétail aux entrepreneurs de spectacles.

[20les puristes proscrivent l’usage de ce terme, mais c’est celui qui figure le plus couramment sur les programmes de l’époque.

[21à Sorgues et à Saint Saturnin, en 1841 "L’Echo du Vaucluse", 1 août 1841 N° 1052, et 15 août 1841 N° 1054 ; de nouveau à Sorgues en 1843

[22à Sorgues et à Saint Saturnin, en 1841 "L’Echo du Vaucluse", 1 août 1841 N° 1052, et 15 août 1841 N° 1054 ; de nouveau à Sorgues en 1843

[23"Lettre des entrepreneurs" Meissonnier, Carritoux et Dominique, 26 mars 1846

[24"La gazette de Vaucluse", 19 mai 1847 N° 248

[25"Le Tambourin" 19 septembre 1847 N°7