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Il est vrai que dès que les gardians voyaient la paresse s’emparer de nous, ils nous plantaient quelques coups de trident dans le museau. Mais nous éternuions, nous nous léchions le sang, et cela nous réveillait comme une prise de tabac.
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D’autres fois, Monsieur le Ministre - et c’était vraiment magnifique - la jeunesse provençale venait nous rendre visite sur les bords du Vaccarès.
C’était les jours de grandes ferrades, quand l’on couche et marque à feu les bouvillons sauvages. Un vieux gardian, qui est instruit, nous a dit qu’un dénommé César de Notre-Dame parlait ainsi de cette fête aux environs de 1600 :
"Dans la Camargue, des combats de taureaux sauvages se voient presque tous les ans aux ferrades des jeunes troupes, où coustumièrement toute la plus galante, brave et choisie noblesse de la cité se trouve."
Vous voyez donc pour tout cela, Monsieur le Ministre, les combats et les courses de biòu, au lieu d’être des tueries et des massacres, sont au contraire des jeux nobles et des exercices masculins où les amoureux viennent se dégourdir les jambes et s’habituer au danger.
Et maintenant, dimanche et jours de fête, la jeunesse, ne sachant plus que faire, ira s’enfumer et boire de l’absinthe et se pourrir le coeur dans dans les cafés-concerts, les cabarets, les tavernes... Puis, Monsieur le Ministre, quand vous voudrez de bons soldats, vous irez les chercher, si vous voulez, en Arabie.
Quant à nous, la loi fait semblant de vouloir nous protéger, mais nous connaissons la manœuvre. Une fois que les gardians ne pourront plus nous faire courir, nous verrons arriver les bouchers sans pitié qui nous assommerons les uns après les autres... Quand nous encornons un homme, c’est de la barbarie ; quand les bouchers nous tuent, c’est la civilisation. [1]
Que les bœufs roux d’Auvergne - ces gros gloutons qui se laissent engraisser pour vous fournir des carbonnades - subissent un tel sort, cela se comprend : c’est du bétail. Mais nous, les biòu noirs, on ne nous apprivoisera pas... Il n’est pas dit qu’une nuit, taureaux, anouble, doublen, vaches, génisses, nous ne plongions pas tous dans la mer de Provence et ne nagions vers Barcelone et vers Valence l’espagnole...
Peut-être nous noierons nous dans le golfe du Lion ; mais, Monsieur le Ministre, autant de perdu pour tout le monde ! Mourituri te salutant.

Pour la bouvine camarguaise,
1874, Lou Cascarelet.

[1phrase mise en évidence par Simbèu