Quand est venue la nuit profonde,
Quand seul, le renard rôde
Dans les Costières, quand là-haut, l’une après l’autre,
Se sont éteintes toutes les lumières,
On dit que de lents craquements se font entendre dans les bosquets
Du côté des Îles, au bord des marais.
 
Du pays où nulle empreinte
D’homme ni de cheval ne se marque,
Du désert humide de fondrières et de roseaux,
De fanges et de fourrés,
Sort un taureau fabuleux, pataugeant dans l’eau blafarde,
Tout noir sur le ciel couleur d’encre.
 
Et reniflant l’odeur marine
Le monstre cornu s’achemine.
Les gardians, qui de nuit vont conduire des courses, l’ont vu,
Ombre lointaine qui les suit.
Alors, une démence s’empare des taureaux
Et tout s’affole et tout s’enfuit
 
Ils affirment que ce monstre
N’est qu’un leurre, un spectre.
Et quand la mer bondit, que dansent les étangs,
Son beuglement se mêle au vent d’Est.
Lorsque les feux de marais sur dix lieues font rempart
Il gratte du sabot dans le brasier ardant.
 
Pour si loin que l’on se tourne vers le passé,
Il paraît que tout bas, les ancêtres,
Le soir à la veillée ont parlé de lui dans les cabanes,
Du Cavau jusqu’à Quincandon,
Sans que personne n’ait pu le voir de près
Ni définir sa nature.
 
Un soir de cet automne,
À la recherche d’une vache échappée,
Je m’aventurais sur le tard, en dehors des pistes
Sur les terres salées du Courrejau.
La lune paraissait, ballon de sang qui nage
Au milieu d’un nuage empourpré.
 
Tout à coup mon cheval dresse les oreilles :
Géante, une ombre rampe.
Sur la terre blanchie par le sel, à vingt pas devant moi,
Le taureau de la légende, le sphinx vivant
S’est arrêté, dardant la flamme verdâtre
De ses yeux ronds sur les miens.
 
J’étais stupéfait. Mais enfin, m’écriai-je :
"Ho ! Ho ! Hou ! Où vas-tu, épouvantail ?
Pour voir si tu es fantastique ou de chair
Puisque le grand hasard
Te fait me rencontrer, je vais te poursuivre avec mon fer
Et élucider ton origine !"
 
Mais bien loin de s’enfuir,
Le grand taureau allongea le museau
En beuglant doucement vers moi, et son mugissement
Se comprenait comme des paroles…
Dans l’immense solitude enveloppant plaines et hauteurs
Je commençai à trembler.
 
"Gardian, me disait l’énorme bête,
Tu peux donner la chasse aux autres taureaux.
Garde ton trident à l’étrier et sois sans émotion :
Tu as fait plus qu’il était possible
Pour sauver du chaos l’antique et noble race…
Tu demandes qui je suis ? Je suis le Taureau !
 
Je suis le Taureau qui depuis l’Asie
Jusqu’aux forêts de Ligurie,
A régné par la Joie, par l’Art et par le Sang
Sur les peuples méditerranéens.
Mon image orna les temples d’Assyrie.
J’ai donné ma force aux Romains.
 
Je suis Apis, je suis le Minotaure,
Je suis le Souffle que nul ne peut enclore,
Moi qui aime être enfermé dans le cercle de vos chevaux,
Le Souffle que le Créateur a répandu
Pour que la Forme vive. J’ai connu les Centaures,
Et j’ai été le Dieu Mithra.
 
L’Homme, quand il errait librement
Sans frontières et sans entraves,
Dans les plaines du Rhône, sur les rivages de la mer,
M’immolait sur mon autel.
Comme aujourd’hui, il m’adorait et me persécutait ;
Et je le nourrissais de ma chair.
 
Je sais l’endroit où, sous le dais
Des pins parasols, le roi des Salyens,
Nann, plantait ses tentes en peau, quand il revenait
À la tête de mille guerriers
Dont les coiffes de plumes ondoyaient au vent "grec"
Pour décimer mon noir troupeau.
 
J’étais là, lorsque, là-bas, dans les collines
Qui dominent la plage molle,
À la fin d’un festin, amoureuse, Gyptis
Offrit la coupe à Protis…
Un jour j’ai vu venir sur les vagues qui courent
La barque des tantes du Christ.
 
Et pour compagne aux grandes dames
Je donnai Sarah, ma prêtresse…
Puis, à la clarté nouvelle, la Provence est montée
Et je suis resté à travers les siècles
Moi, le loyal symbole de force et de noblesse,
Offrant mon sang à profusion.
 
Mais laissons là les choses lointaines :
Car si la même mer nous ceint,
Beaucoup d’eau a coulé dans les embouchures depuis les Ligures !
L’Homme déchire de sa fureur
Les territoires encore vierges, et d’une même teinte
Il mâchure tout dans la laideur.
 
Où sont les forêts qui nous abritaient
Des rafales du vent ?
Les sylves immenses où nous nous cachions l’hiver,
Sans même voir de gardians,
Nos forêts inviolées, tièdes et silencieuses
Où nous mourions et renaissions ?
 
Hélas ! Bientôt, là-bas, vers les Saintes,
Plus de sablières, lieux de mirages !
Ils bouleversent tout, Bois des Riège et Mornès,
Et comblent le Vaccarès !
Plus de flamants planant comme des fleurs volantes
Sur Malagroi et sur Ginès !
 
Bientôt même plus de salicornes !
Sous la croix plus de cabanes
Fumant dans le couchant ! Et les chars pesants
Partout à la place des chevaux !
Plus de castors rongeurs au ras des eaux planes,
Plus de voiles au vent des flots !…
 
Arrière ! Ne dépassez pas davantage les limites,
Niais destructeurs ! Et si jusqu’à présent
Vous vous êtes crus les maîtres, vous attendrez la fin.
C’est moi qui suis l’âme, le destin
De la Terre de sel et vous boirez de l’eau amère
Autant que vous aurez vendu de vin !
 
Là-bas où brille le Vaccarès,
Gardian, tu connais Anatalia,
L’opulente cité qui maintenant dort, muette,
Noyée du côté du Trou d’Or ?
Les siens aussi croyaient faire des miracles
Avec leurs vignobles et leur port.
 
Abandonnant les coutumes de leurs pères
Ils ne voyaient plus que lucre et affaires.
Ils n’avaient pour le Taureau ni foi ni amour,
Et sans autel, sans honneur,
Ils l’assassinaient… Enfin ! J’ai purgé le territoire
En les précipitant au gouffre.
 
O Chevaliers de la Comtesse,
Vous voulez connaître ma gageure ?
En luttant avec le Taureau vous gagnez le grand Combat !
Plaignez les peuples du Septentrion :
De l’ordre divin, de son plan, de son but, de son élévation
Ils n’aperçoivent qu’un faux reflet !
 
Gardian, regarde le déploiement
De la création infinie :
Partout tu verras que l’Harmonie naît d’un choc.
Regarde dans le ciel ouvert :
Il faut du sang et de la mort pour engendrer la Vie.
Le Créateur lui-même a souffert.
 
Béni celui qui, de la loi fatale
Suivant l’éternelle raison,
Apporte au sang nécessaire, sans fausse pitié,
Le saint viatique de la Beauté !
Remercie le Taureau, nation Méridionale,
Face à Dieu, il sauve ta fierté !
 
Aujourd’hui j’ai pour temples tes grands cirques
Où la foule appelle aux tridents.
Aux Saintes, en mai, comme il y a trois mille ans,
Je rassemble le peuple des Gitans.
Et - ayant mon trône pour autel - (o mystère !)-
Sarah veille encore sur le feu saint.
 
Race d’Oc, tant que tes jeunes gens
Garderont leur croyance au Taureau,
Je te le promets, je serai ton talisman et ton bouclier.
M’incarnant dans ta foi, pareillement
Que je fus Apis, je serai pour toi Le Provence,
Le Paré et le Sanglier !
 
Je suis le Taureau ! Provence généreuse,
J’ai lié avec le fil d’Ariane
L’Orient à ton destin, Homère à ton Mistral,
Et la cocarde d’Idéal,
L’Etoile aux Sept Rayons, je l’ai portée à Maillane
Pour ton Poète, à mon frontal !"
 
Le grand Taureau se tut. Tout d’un coup
La lune venait de se cacher.
Je ne voyais plus que l’obscurité, mais d’un grand frémissement
Tressaillit ma monture,
Et l’Etoile, un instant brilla dans la nuit brune
Comme un éclair au firmament.
***

Traduction de Simbèu.