Sur la route d’Arles au Salin de Giraud, le soleil darde ses rayons sur la Camargue du plein midi. Tout se meurt de sécheresse. Pas un brin d’air, le mistral lui-même s’est calmé. Les champs sont vides : moissonneurs et faucheurs sont rentrés au mas. Les cigales seules, folles de soleil, continuent de striduler en cadence. Mon cheval énervé par les mouches, piétine. Il balance la tête par coup secs, il lui tarde d’arriver à Roumieux, véritable oasis au milieu du désert.

Les travaux d’assainissement de la Camargue se continuent rapides, hélas ! Bientôt nous n’aurons plus que les enganes sous cloche et les saladelles en vitrine au Muséum Arlaten. Notre Camargue sera un immense terrain planté de vignes et de céréales. Après il ne restera plus qu’a dessécher les Vaccarès, construire dessus une immense usine où l’on fabriquera de la poudre, ou de la mélinite.

Une minute de repos sous les platanes de Roumieux et me revoilà sur la route qui longe l’étang du Vaccarès, jusqu’à Fiélouse. Voici un coin de Camargue où la charrue n’a encore rien pris, et j’imagine facilement ce que devait être l’immense plaine alors que seule la flore sauvage y poussait dans les lagunes au bord des étangs salés ou des lacs d’eau douce innombrables en Camargue.
Cette longue bande de terre, qui part des Saintes et vient en s’élargissant jusqu’aux Salins de Giraud, tient : Les Frignants, les bois des Rièges, la Tour du Vallat, Fiélouse, Roumieux, où renait la civilisation, avec les vignes, l’électricité et le train. La sansouïre fréquemment inondée, reste complètement dénudée, seulement recouverte, çà et là, de maigres enganes, herbage de bouvine, forme ces magnifiques pays où vivait autrefois les gardians et les braconniers.
Coin de Camargue caressé par le vent de la mer, qui pousse quelques fois ses eaux furieuses jusqu’à l’étang du Vaccarès. Pays de taureaux noir et de camargues blancs, pays du soleil, pays des flamands roses, pays du mirage.
L’étend du Vaccarès, « la pichoto mar », comme nous disons en Camargue, est calme aujourd’hui. Les eaux sont aussi aplaties qu’une grande feuille de papier et le soleil semble jeter à poignées des pierreries qui font briller l’étang comme si c’était une coulée d’argent, Le spectacle est féérique.
A quatorze kilomètres, vers l’autre bord de l’étang, un effet de mirage prodigieux me permet de distinguer les pins des bois des Rièges, suspendus, au-dessus des eaux bleues. Les sansouïres ; qui s’étendent jusqu’aux Saintes, semblent continuer l’étang du Vaccarès, par delà les pins ; et, c’est comme voguant sur une mer de feu, que j’aperçois dans un paysage magique, l’église-nef des Saintes. Située à 25 kilomètres de la route, où trotte doucement mon cheval, l’église m’apparait environnée des vapeurs qui montent de la terre surchauffée

Sur l’étang des centaines de flamands roses se sont donné rendez-vous. La blancheur immaculée de plumes se change en rose vif chaque fois qu’ils s’ébattent et cette diversité de couleurs s’ajoute au paysage fantastique.
Sur la route, venant vers moi, un groupe de cavalier arrive. Ceux-ci entourent sept taureaux et vont mener une course jusqu’au bouaou de Fiélouse. Là ils se reposeront, hommes, chevaux et taureaux, et ils repartiront, pour faire une abrivado demain dans un pays de Provence où, déjà sans doute la jeunesse les attend. Mon cheval à devine la présence des bêtes amies. Les oreilles dressées, il voudrait filer vite maintenant pour rejoindre le groupe. La petite troupe s’avance et j’entends distinctement un gardian qui chante. Il chante une chanson triste du pays Camarguais ou se devine toute l’amertume nostalgique du terroir. J’entends la sounaïe du simbeù, qui tinte en cadence et maintenant je reconnais mes amis.

Un petit étang nous sépare. Chevaux et taureaux sont dans l’eau. La silhouette des bêtes se dessinent bien. Le noir se détache dans le fond bleu du ciel et de l’eau qui se confondent. Tout le groupe arrive enfin vers moi et le baïle me donne les nouvelles du mas. Nous causons un moment et la course repart jusque vers Fiélouse, qui est là tout proche. Je regarde partir ces cavaliers hardis et fiers et me demande jusqu’à quand les méridionaux aimeront leur course. Je songe tristement a la jeunesse née de la guerre, qui préfère aux beaux jeux d’autrefois, les bals et les cafés. Je songe aux hommes qui plantent et plantent encore et ne vois plus de quoi mangeront les taureaux demain.

Mon cheval à maintenant trente kilomètres dans les pattes et la fatigue se fait sentir. J’ai abordé tout à l’heure les bois des Rièges, série de petites iles, qui sont toutes un véritable maquis. Quelques sentiers tout justes pénétrables où passent les taureaux, et les lianes sauvages forment les routes des bois. C’est un véritable labyrinthe.

Et me voilà une fois encore au milieu de la manade. Les taureaux ruminent dans un clair. Ils m’ont à peine regardé. Les chevaux dorment debout. Les veaux sont près de leur mère, et les mâles, li tau, semblent veiller sur tout le troupeau. Toutes les cornes alignées sont droites vers le ciel et je pense aux colonnes de Timbgad, qui doivent êtres alignées comme le sont toutes ces cornes blanches.

Les taureaux ruminent dans un clair. Ils m’ont à peine regardé. Les chevaux dorment debout. Les veaux sont près de leur mère, et les mâles, li tau, semblent veiller sur tout le troupeau. Toutes les cornes alignées sont droites vers le ciel et je pense aux colonnes de Trimbgad, qui doivent êtres alignées comme le sont toutes ces cornes blanches.

Le simbeù m’a vu et se lève ; les plus proches de lui se dressent aussi et bientôt toute la manade est debout. Après une minute , le chef prend la tête et la manade se met en marche. Dressé sur mes étriers, fou de joie, je regarde toute la troupe qui part vers le Vaccarès, « s’engaze » et va en file indienne dans les eaux. Une grosse tache sale noircit l’étang et grandit à la surface à mesure que la manade s’avance. Le chef est seul devant et montre la route aux autres qui suivent aveuglément, s’abandonnant à l’instinct du plus fort. Celui-ci s’est arrêté et, levant la tête vers le ciel, a poussé un rugissement terrible et toute la troupe a repris en chœur. C’est un vacarme étourdissant ; des lamentations ; des plaintes ; des prières, peut-être ! et puis la manade est repartie.

Là-bas, au loin, près de l’autre rive, les flamands ont entendu le cri ;ils se sont levés, gracieux, ils ont pris leur vol et viennent faire un ciel de flamme rose au-dessus de la manade. Les taureaux se sont arrêtés à nouveau, silencieux ; ils ont regardé les oiseaux qui ont poussé un cri grave et sont partis tout droit vers la mer.

Moi, lentement, j’ai repris le chemin des Saintes où j’arriverai comme la nuit.