Nous n’avons aucune raison d’être satisfait des dernières courses que nous venons de voir. Il nous semble que, d’une manière générale, les taureaux ne rendent pas comme ils devraient et il y a plusieurs raisons pour expliquer cette carence. Nous voudrions vous faire connaitre une fois de plus le fruit de nos observations personnelles. Peut-être nous reprochera t-on de nous répéter trop souvent. Tant pis une fois de plus redisons ce qu’il nous semble devoir être dit au sujet de la faiblesse manifeste du bétail dans la plupart des courses libres.

Il y a une dizaine d’années, peut être plus, nous échangeâmes quelques lettres avec monsieur Fernand Granon au sujet des grands cocardiers de notre époque. Remarquez que s’il y a dix ans ou plus de cela, cette conversation épistolaire n’est plus d’actualité, mais qu’importe, cueillons-y quelques arguments qui sont de poids, puisqu’ils ont été émis par Granon qui, quoi qu’on en pense et quoiqu’on puisse en dire, en remontrerait encore à pas mal de gens au sujet des courses libres et des taureaux cocardiers.
Granon me fit remarquer que les taureaux d’après guerre ne valaient pas moins que ceux d’avant guerre. Au contraire disait-il, «  Il y a en ce moment toute une série de grands cocardiers, malheureusement on en demande trop aux bêtes, qui ne peuvent pas résister  ». En effet, il y avait en ce moment là, en plus de la cocarde et des deux glands, le fameux garrot qui était à la lettre « un mata toro ». Les meilleurs résistaient mal à ces razets au demi-tour qui leur faisait faire un effort considérable.
Aujourd’hui, on a supprimé les primes au garrot et on prime les ficelles aussi fort sinon plus que les cocardes. Et tout cela fait travailler le taureau durant un quart d’heure entier, alors qu’autre fois, à la lointaine époque ; où il n’y avait qu’une seule cocarde à enlever, la bête ne luttait que trois ou quatre minutes. Se promenant ensuite le reste du temps dans une piste absolument vidée de tous les hommes du crochet.
Baroncelli avec qui je parlais de cela, un soir dans une petite rue d’Arles, me disait : « Aucun jeune taureau ne pourra devenir un grand cocardier avec le traitement actuel. Aucun ne peut prendre conscience de sa valeur en face des hommes. Il est découragé avant même de savoir de défendre. Non seulement on utilise trop tôt les bioùs, comme vous le dites souvent, mais on les soumet trop vite à un régime sévère qui décourage les meilleurs, disons le mot : « es escarnis »

Tout cela est vrai et chacun qui suit les courses comprend facilement quelle angoisse doit étreindre le cocardier quand il arrive en piste et qu’il se sent assailli par vingt cinq ou trente hommes.

Nous nous permettrons d’ajouter une critique à celles que nous venons de faire dire à nos éminents interlocuteurs : « Les cocardiers courent trop souvent, avons-nous coutume de dire ». Et l’ainé des Delbosc, à qui je faisais cette remarque, un jour ou nous nous étions rencontrés sur la route qui mène du Cailar à Aimargues, me dit : « Comment voulez-vous que nous fassions ; donnez-nous une solution ; tous les organisateurs nous demandent les meilleurs cocardiers, ceux qui, bien entendu font recette. »
Voilà le mal, à mon avis. Evidemment, il est très grave, même plus qu’il n’y parait à première vue, parce que si on continuait longtemps dans cette voie on tuerait les courses en tuant les as de la manade.
Il y a en ce moment une trentaine de bons cocardiers. Nous pensons ici, en écrivant cela, a ceux de toutes les manades et nous ne faisons pas seulement allusions aux super-as ; qui sont infiniment plus rares ; nous n’aurions pas à utiliser les cinq doigts de la main pour les compter.
Ne soyons donc pas trop sévères et comptons-en une trentaine qui font recette, attirent les gens aux arènes les gens aux arènes payantes. Ces trente taureaux là, que nous ne sommes pas seuls à connaitre, sont demandés, retenus par tous les directeurs d’arènes. D’abord Lunel en début de saison, puis Châteaurenard, Beaucaire, Arles, Plan d’Orgon et Nimes, qui, fort heureusement soit dit en passant ne fait pas beaucoup de courses et n’est pas une concurrente dangereuse pour les autres arènes.
Tous ces directeurs sollicitent donc les meilleurs cocardiers ; ils paient en conséquence ; ils veulent être servis. A coté de ces organisateurs, il y a les comités des fêtes des petits pays ou même des villages, qui veulent aussi avoir une grande course durant leur semaine de vote. Ils ne désirent pas une course entière de très grands cocardiers, cela leur couterait trop cher, et puis, enfin, ils savent bien que ça n’est guerre possible ; mais s’ils acceptent quelques noms de deuxième catégorie, ils n’en veulent pas moins un ou deux sujets de la course royale, parce que cela fait bien et que ça flatte un village. Les manadiers, qui ont des amis partout et qui sont bien obligés de faire plaisir aux uns et aux autres, fournissent un ou deux as, et cela fait une sortie de plus pour les cocardiers qui, mon dieu ! ont plus besoin de repos et d’avoine que de prières et de promenades.

Et c’est ainsi que, de course en course, on arrive a une cascade effrayante quand il s’agit de taureaux brillants, comme certains, que nous n’avons pas à nommer. Et il ne faut être surpris quand, vers le milieu de la saison, des taureaux, qui, au début de l’année, donnait à fond, ne tiennent plus le quart d’heure aujourd’hui.
La semaine dernière, nous avons assisté à trois courses ; chaque fois nous avons fait la même constatation ; les cocardiers sont fatigués et ne tiennent plus le coup ; ce qui est infiniment regrettable, c’est que, précisément ce sont les meilleurs qui, les premiers mordent la poussière. On peut dire des bons cocardiers ce qu’on dit des bons toros de corrida, eu sujet des piques : « Ce sont les plus braves et les plus vaillants qui sont les plus châtiés »
Nous sommes certainement très nombreux d’avoir trouvé le mal ; il n’en faudrait qu’un pour trouver le remède ; mais cela est beaucoup plus difficile. Un fait subsiste ; une trentaine de taureaux fournissent en gros toutes les importantes courses de la saison ; cinq ou six cents autres taureaux restent à la manade et ne sont demandés par personne. Est-ce à dire qu’ils sont très mauvais ? Est-ce facile de sortir de là ?
Nous verrons, dans une prochaine note, s’il n’y aurait pas moyen d’améliorer un peu cette triste situation.