C’est un entretien long et passionnant que nous avons eu, ce jour-là, avec un passionné de Bouvine. Que Monsieur Jean Lafont en soit ici chaleureusement remercié.

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Dans le cadre de sa magnifique bibliothèque, Monsieur Lafont a bien voulu répondre à nos questions, tant au sujet du passé, depuis l’achat de la manade en 1945 que des réalités actuelles.

Lise Gros : Qu’a représenté le Taureau pour vous ?
Jean Lafont : Certains ont hérité d’une manade mais pour moi, cela n’a pas été le cas et le taureau a été l’objet d’une passion, il a été toute ma vie.
Cette Fe dei biòu, qui est incompréhensible pour d’autres que des provençaux, ressemble à la foi des chrétiens ou des musulmans et s’impose à vous, que vous soyez manadier, raseteur ou spectateur. Si l’on voit des courses durant quatre ou cinq générations, cela suffit à marquer. Si ni mon père, ni mon grand-père n’avaient cette Fe, les gens du village l’avaient et quand on est élevé dans le pays on peut la "prendre facilement".

L.G. : Qu’est ce qui a été le plus fort pour vous dans cette passion ?
J.L. : Cela a été l’élevage des "vedettes", mais aussi l’attachement aux vieux simbèus qui souffrent un peu et auxquels on tient, à force de les voir.

L.G. : Parmi vos grands taureaux, quels sont les noms qui vous viennent à l’esprit ?
J.L. : je ne suis pas tellement un homme du passé ! Ce sont les derniers auxquels je pense, c’est à dire Barraié, Ventadour.

L.G. : je revois encore Barraié sortir de piste au petit trot, balançant sa tête haute, somptueux et soulevant les gradins après nous avoir offert une profonde émotion.
J.L. : C’était une super vedette, un grand cocardier et à la fois un taureau brillant. II allait à la barricade et dominait le combat. Les hommes le passaient difficilement. Il fallait des vedettes pour l’aborder, il fallait Chomel. Si Chomel n’avait pas été là, le taureau n’aurait pas eu la même carrière, vous savez ! Chomel l’abordait, et les autres raseteurs suivaient.
Cela a été aussi le cas de Cafetier, après la guerre. Un taureau qui a dominé toute la Bouvine de très haut pendant deux ans. Mais il n’y avait pas de raseteurs vedettes (Fidani ne rasetait pas à ce moment-là) et le taureau rentrait sa cocarde à chaque course, y compris à la Cocarde d’Or où il y avait 25 hommes en piste.

L.G. : Pour des taureaux comme lui, on éprouve des sentiments profonds, non ?
J.L. : Des taureaux comme ceux-là, j’en étais l’imprésario, je les suivais partout. Cela me procurait de vives émotions à chaque course.

L.G. : Comment définissez-vous le taureau intelligent ?
J.L. : Prenez Ourias par exemple, au bout d’un certain nombre de courses, il a compris la lutte entre les hommes et lui, alors, au lieu de foncer sur l’homme, il a coupé le terrain et foncé sur la barricade à l’endroit où il savait que le raseteur allait sauter. C’est une preuve d’intelligence.

L.G. : Dans les grandes courses,je regarde toujours le manadier qui vit la course avec son taureau et c’est très fort, ce qui se passe alors.
J.L. : Durant le quart d’heure du taureau, c’est l’honneur de la manade, c’est la gloire de notre pays qui sont en jeu. "Notre pays", c’est trois départements, mais cela me suffit à moi. C’est un milieu dans lequel j’étais tout à fait à l’aise. Je n’aspirais pas du tout à une gloire télévisée.

André Isaïa : Monsieur Lafont, vous avez amené la course libre à Paris ou sur la Côte dAzur.
J.L. : Ce fut une erreur. Par exemple à Paris, en 1970, où j’avais amené de très bons taureaux, les Parisiens ne comprenaient rien, il manquait la Fe dei biòu et l’ambiance était glaciale.

L.G. : Quelles ont été vos joies ?
J.L. : Lorsque j’étais jeune, c’était le plaisir de monter à cheval dans les abrivado mais un jour Fernand Granon m’a dit : "Vous devriez arrêter de faire des abrivado, vous n’êtes pas là pour vous amuser. Ce n’est pas votre métier." II avait raison, on ne peut avoir un élevage où l’on recherche des taureaux de sang, des taureaux difficiles et combatifs et un élevage où, à l’inverse, on cherche à avoir des simbèus. II aurait fallu avoir deux élevages.

André Isaïa : Je-me souviens très bien d’un jour , d’abrivado à Marsillargues où Jean Lafont s’est retrouvé tout seul, et, tenant la corne d’un taureau, il a réussi à faire rentrer tous les autres taureaux qui l’ont suivi au toril.

L.G. : Comment avez-vous procédé à votre sélection ?
J.L. : Cela a été sur les conseils de Fernand Granon de garder les meilleurs : les meilleures vaches et ceux que l’on croyait les meilleurs étalons.
Avec les meilleures vaches, on ne se trompe pas, on les essaye pour voir si elles sont toujours bonnes, mais avec les étalons, on se trompe souvent parce qu’ils sont bons à quatre ans, puis ils cessent quelquefois de l’être, justement parce qu’on les a mis comme étalons et qu’ils ne pensent qu’aux vaches !
II y en a un qui a été à la fois le père de Barraié et de Furet, taureaux qui ont eu le Biòu d’Or, et d’Isolde qui a été la meilleure vache de la manade durant deux ou trois ans. Cet étalon, c’était Monferrat. C’était bien un bon étalon, mais lui aussi est devenu mauvais, toujours pour la même raison.
La sélection est un travail sérieux. Si elle est bien faite, l’on doit avoir des taureaux cocardiers, des barricadiers, mais l’idéal c’est qu’ils soient les deux en même temps !

L.G. : On entend toujours dans les arènes, les personnes âgées dire que c’était mieux " à l’époque". Y a-t- il un mythe de l’âge d’or ?
J.L. : C’était autre temps autre mœurs mais enfin il y a toujours eu des vedettes et chez les taureaux et chez les hommes.

L.G. : Les raseteurs sont maintenant des athlètes de haut niveau.
J.L. : Ils sont entraînés, mais le principal c’est de ne pas avoir peur et l’entraînement ne suffit pas pour passer correctement devant un grand taureau.
C’est le raseteur le plus courageux qui est le meilleur, celui qui affronte le taureau dans son propre terrain. II y aussi la condition physique qui joue, je pense à Thierry Félix, l’un de mes meilleurs amis qui souffre la plupart du temps d’une pubalgie. Cela ne l’empêche pas d’être dans les meilleurs depuis longtemps.
Pour faire briller le taureau, il faut l’attaquer et prendre des risques.

L.G. : II me semble qu’il y a aussi un don : le sens du raset.
J.L. : II y en a qui ont le courage, mais pas ce don.

L.G. : J’aimerais avoir votre point de vue sur l’évolution de la Course Camarguaise. Comment voyez-vous son avenir ?
J.L. : Je le vois très bon, grâce à la règlementation qui a mis fin à une certaine pagaille dans les arènes.
Pour le moment je ne vais plus aux arènes. J’y retournerai, mais cela me fait encore quelque chose de voir des taureaux qui ne sont pas les miens.
II faut veiller à respecter les taureaux, ne pas mettre trop de tours de ficelle à ceux qui ne les méritent pas, les raseter proprement avec des crochets corrects. II y a aussi à respecter des règles strictes quant à la prophylaxie, pour ne pas s’exposer à des sanctions.
En ce qui concerne la fièvre aphteuse, ce n’est pas une maladie grave, alors pourquoi ces charniers, cet abattage de quantité de vaches, comme si c’était uniquement de la marchandise, ce sont quand même des êtres vivants ! C’est un scandale !

L.G. : Etes-vous pour l’ouverture de nos traditions ? Une tradition qui n’évolue pas meurt.
J.L. : Vous voyez bien qu’elle évolue, il y a eu cette règlementation. Je suis pour une évolution à l’intérieur du Triangle sacré. Ce n’est pas la peine d’aller à Paris ou même dans le Vaucluse.
II faut agir ici, veiller à ne rien dénaturer et à respecter certaines règles importantes de nos traditions.