Tout à coup, le chien a bondi du côté de la porte. Quelqu’un vient, un cheval s’est arrêté devant la cabane et un homme, lestement, a sauté à terre. Au milieu d’un vacarme infernal, avec la pluie et le vent qui ont fait irruption dans la cabane, le gardianoun est rentré, il est seul.
La provençale, effrayée, a interrogé rapidement, déjà sanglotante :
E lou mestre, revins pas, m’tus ? (1)

Le gardianoun n’a rien répondu, et en pleurant, il a haussé les épaules. La femme a compris, il est arrivé un malheur, mais elle ne veut pas croire encore a l’irréparable et, a nouveau elle harcèle, elle supplie le petit.
La réponse est brève, terrifiante, elle ne laisse plus aucun espoir :
Es tomba dins un traoù ! (2)
Et le gardianoun, pressé de questions, va raconter comme dans un rêve, la vision horrible qui restera gravée dans sa mémoire jusqu’à la dernière minute de son existence.
"Nous revenions des Enfores de la Vignole et la nuit tombait rapidement . Lou mestre voulait rentrer vite, et nous avions mis les chevaux au trot. Les taureaux ne risquaient rien, pour le moment du moins, et nous rentrions rassurés. Le bayle avait la mine soucieuse et ne soufflait mot. Après une demi-heure de route, la nuit nous enveloppant, ténébreuse et lugubre, nous marchions à tâtons. Nous approchions du reste, par intervalles réguliers, le phare de Beauduc et de Pharaman nous éclairaient un peu."

" Nous étions à peine à deux kilomètres d’ici quand je m’entendis avertir « te sarre pas de ièu, eici planto ». (3) Je tirais sur la bride et fis brusquement demi-tour, me rendant compte que nous nous étions égarés sur les sables mouvants en bordure du Vaccarès. Je fus vite sorti d’affaire, étant donné que je marchais assez en arrière, mais tout de suite j’eus peur. J’entendais, en effet, le cheval qui piaffait et soufflait comme un diable, et tout à coup, j’entendis aussi un grand cri, cri d’effroi, de terreur, qui se termina comme une plainte.
Alternativement, la lueur des phares éclairait cette scène effroyable, et à chaque deux ou trois secondes, je voyais disparaître un peu plus le groupe équestre. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire tout cela, l’abîme eut tout absorbé.
Je ne pouvais rien faire et avait assisté impassible à ce drame terrifiant. Après de longues et difficiles recherches, je retrouvait ma route, et me voici revenu seul."

Le gardianoun s’est tu. Depuis un long moment, d’ailleurs, la femme n’écoutait plus le récit tragique, elle n’avait compris qu’une chose : son mari avait disparu, volé par la vase maîtresse des abîmes du Vaccarès.

Elle était accroupie au coin du feu qui mourait lentement, et elle sanglotait comme un enfant. Elle pleurait, consciente seulement du vide qui environnait maintenant son existence de femme de Camargue. Elle pleurait en pensant au petit qui, là-bas, dans la maison maternelle des Saintes, dormait paisiblement dans un petit lit blanc….

Le gardianoun était resté debout au milieu de la pièce, il était resté là, comme pétrifié, seules, les larmes continuaient à glisser le long de ses joues froides.
La pendule, lentement, sonna huit heures. Une bourrasque, plus forte que toutes les autres éteignit la lampe, et ce fut presque la complète obscurité.

Alors, la provençale se leva, gratta une allumette, alluma un cierge, acheté à la dernière fête de Mai, aux Saintes, et après l’avoir posé sur la console, au dessus de laquelle était suspendu la photographie du gardian à cheval, elle tomba à genoux et se mit à prier.

TAMARISSO pour le Toril du 18 février 1930 N° 271