Lorsqu’on parle du respect des traditions, c’est à dire, en termes clairs, de la vigilance que l’on apporte à tout ce qui est sensé la servir, l’honorer, la défendre, on envisage un peu trop vite, me semble-t-il, que le seul fait d’y penser remédie infailliblement aux impairs commis de par elles.

Parce que l’on en parle, parce que l’on s’y intéresse, parce que l’on daigne accorder une pensée compatissante à cette légendaire tradition si souvent contrecarrée, il nous paraît presque impossible qu’il lui soit fait le moindre tort ou qu’elle ait à subir la moindre malveillance.
Nous sommes loin, pourtant, d’une solution salvatrice, et le problème est de ceux-là, épineux, qui ne se résolvent que dans la persévérance de l’action en même temps que dans la volonté déployée.

Mais d’abord, qu’est-ce qu’au juste la tradition, et, plus spécialement chez nous ?

A mon avis, (je serai certainement controversé sur l’hypothèse suivante), la tradition c’est le taureau, car le taureau lui-même symbolise magnifiquement la Camargue.
Il est le maître, le Seigneur des espaces solitaires où croissent les roseaux, où stagnent les marais, et où la réalité, pour un temps oubliée, met un genou à terre, courbe la tête et se tait dans le silence des vastes étendues.

Le taureau est un mythe également.
Il est la force, le courage devant lesquels tombent en admiration ceux qui le découvrent pour la première fois et qui ne l’oublieront pas.
Or, ce taureau dont on devrait précisément prendre soin, ne serait-ce que pour le respect de la tradition qu’il incarne, n’en est pas moins accablé d’indifférence et de mépris.
Oui !
J’ai bien dit d’indifférence et de mépris ! Pourquoi ?
Mais il n’est que d’ouvrir les yeux autour de nous, et, plus exactement, sur l’utilité à laquelle on le destine, pour trouver la réponse à cette question là.

Je tiens à préciser cependant, que lorsque je parle du taureau camargue, c’est au cocardier et à lui seul que je fais allusion.
En effet : en quel autre endroit, autre qu’en celui d’une arène, un taureau peut-il pleinement s’exprimer ?

C’est également en cette même arène où il est amené à courir, que la tradition doit témoigner de son autorité. Et cette autorité, quelle est telle au coeur d’une piste ?
Tout simplement ce que les hommes en font, où, pour être plus précis, ce que leur règlement, en l’occurrence la Charte [1], en devrait décider pour eux.

Savez-vous, par exemple, qu’un tourneur se doit d’avoir accompli cinq années (1977, NdR) comme raseteur avant d’exercer ?
Combien en est-il pourtant qui remplissent cette condition ?
Mais là n’est pas le plus grave, car des tourneurs qui n’ont jamais raseté, se révèlent excellents.

Savez-vous que, pour une quinzaine de tenues blanches, trois à quatre tourneurs seulement sont nécessaires ?
Eh bien, une nouvelle fois la Charte est tenue en échec, est tournée en dérision, est dédaignée. Elle ne compte vraiment, pour les contrevenants, que dans la mesure où les libertés scandaleuses dont ils usent à son égard, n’importunent pas trop en ne soulevant pas l’objection du public, public qui, le plus souvent, l’ignore dans ses points principaux.

C’est ainsi qu’il n’est pas rare, dans une arène de moyenne importance, de compter jusqu’à sept à huit tourneurs pour un nombre égal de raseteurs.
Le taureau, assailli de tous les côtés à la fois, tourne sur lui-même, virevolte, ne finit pas ses poursuites, s’épuise inutilement.
Sa combativité de ce fait en pâtit.
Il n’a plus le moral.
Et le moral, ne vous y trompez pas, prime chez un taureau. Il est le détonateur de la fougue et de la confiance que l’animal manifeste pour la plus grande joie de l’aféciouna, lorsque, bien sûr, la course s’accomplit dans un déroulement logique.

Les conséquences sont également néfastes pour les sorties du cocardier.
Quoi qu’on en puisse dire, elles le diminuent terriblement quant à la qualité des courses qu’il effectue, et desquelles, en fin de saison, il ne se remettra que très péniblement. Tout résistant qu’il soit, la limite de ses possibilités physiques est vite atteinte et l’affecte considérablement.
La fréquence des courses, aussi, n’est pas faite pour le ménager, et le traîne impitoyablement de piste en piste.

Du symbole qu’il a toujours été, notre malheureux taureau est devenu un moyen : celui de faire le plus d’argent possible, et cela, à n’importe quel prix.

Comme vous le voyez, la tradition taurine compte bien peu dans tout cela.
Elle n’est qu’un mot, un grand mot certes, synonyme de grandeur, mais totalement inefficace. Qui donc se préoccupe d’en prendre soin ?
Qui donc s’occupe de la dérober aux malversations ?

(Si nous ne dénoncions pas,) lorsque nous le jugeons utile, les coups bas qui lui sont portés, que resterait-il d’elle, demain, dans un mois, dans un an, dans quelques années ?...
Sans vouloir pour autant nous ériger en redresseurs de torts, et tout en sachant pertinemment que nos interventions, pour opportunes qu’elles soient, ne sont pas toujours décisives, nous dénonçons néanmoins ce qui ne va pas dans l’espoir d’un changement, d’une amélioration souhaitable et nécessaire : celui de l’observance des traditions, donc, en quelque sorte, de la Charte.

Alors, pour cela, plus de tourneurs en surnombre !
Et que ne soit toléré, par égard au règlement, au public également qui paye pour jouir au maximum d’une course, que le nombre strictement imposé !

Bien que n’étant pas le plus important d’entre tous, le problème des tourneurs que nous évoquons aujourd’hui, fait partie de cette longue suite d’impairs que nous nous devons de juguler dans son ascension.

Quand donc comprendra-t-on, en Camargue, que le souci de se conformer aux règles instaurées, sera, pour l’avenir de la course, la branche à laquelle s’agripper ?
On n’abusera pas indéfiniment, croyez le bien, de la tradition.
Il n’est pas éloigné le jour, à ce train là, où taureaux, chevaux, gardians, disparaîtront irrémédiablement, ne deviendront plus, au fil des jours, que les souvenirs d’une époque effacée.

De la cendre, déjà, poudroie les horizons camarguais.
A vivre comme nous le faisons dans un parfait mépris de la tradition, autrement dit de la survivance de notre contrée et de ses coutumes, nous ne voyons pas que d’autres jours se lèvent et marchent lentement vers nous, porteurs d’un rêve de Camargue qu’ils nous mettront alors au cœur pour l’avoir oubliée...

Mais il sera trop tard à ce moment là, et personne n’y pourra rien changer.

[1Mr Cialdi se réfère à la Charte de la Course à la Cocarde - projet de Pierre Vignon - consultable sur ce site en suivant ce lien :
http://www.bouvine.info/Sommaire,12600