Il n’était pas de haute taille mais très râblé et bien planté. Ses cornes, blanches à leur base, comme l’ivoire, montaient droites, en épée, et leurs cimes noires s’incurvaient légèrement sous forme de croissants. Son mufle, son cou et son énorme garrot se revêtaient d’une épaisse fourrure frisée à reflets de moire, tandis que son corps, au poil ras, était svelte, musclé et puissant comme celui d’un lion. Sa queue terminée par une longue touffe de crins gris, ondulés, trainait à terre.

Dans le cirque, il lui arrivait souvent, surtout pendant ses premières années, de la tenir enroulée sur le dos, geste commun à toute la descendance des Cailaren et réminiscence atavique des combats d’antan contre les loups.
Partiellement encore à tous les Cailaren, il portait sur l’échine, à la naissance du garrot, une courte raie roussâtre, une sorte de flamme fauve, presque invisible. Ses yeux, à fleur de tête, devenaient, dans la nuit, phosphorescents comme ceux des félins.

Un flot de rubans rouges piqué entre les épaules, il arrivait dans l’arène en coup de tonnerre, comme une flèche, comme une énorme boule noire qu’une main géante aurait lancée, et s’arrêtait court au centre du cirque. L’espace d’une seconde, il levait le mufle, jetant vers le soleil un beuglement aigu. Puis, tout de suite, ayant dénombré d’un regard ses adversaires, il se mettait en garde, la tête basse, faisant voler la terre autour de lui, poussant de sourds grognements.

Du coin de l’œil, il surveillait la piste, voltant avec une souplesse de tigre dès qu’un raseteur apparaissait au loin et présentant toujours à l’attaque la corne gauche. Ces splendides sorties, qui mettaient en valeur l’harmonie et la robustesse de ses formes, soulevaient les spectateurs d’enthousiasme.
Un jour, à Lunel, ils se dressèrent d’un seul coup, comme mus par le même ressort, et l’on eut dit, pendant cinq minutes, que les gradins allaient crouler sous les applaudissements, délire atavique des foules méridionales devant la force élégante et la beauté.

Les raseteurs les plus célèbres osaient seuls l’attaquer quelquefois par de savants et dangereux rasets, jamais refusés, et qui tenaient la foule haletante, suspendue entre terre et ciel.
Dès que l’homme avait passé, Prouvènço coupait le terrain, comme on dit, évaluant l’espace à courir jusqu’à la barricade, au lieu de se lancer exactement sur les traces de son adversaire, il se précipitait parallèlement à lui et, suivant une ligne plus courte, comprise entre le sommet et la base du triangle décrit par le raset, il arrivait aux planches en même temps que le raseteur et souvent avant lui.

Rarement, un raset ne coûtait pas à son auteur, ou il franchissait la barrière, quelques estafilades aux vêtements ou à la peau. A ce moment, les cornes su taureau s’enfonçaient, à l’endroit où l’homme venait sauter, dans la barricade qui volait en éclats, la corne gauche heurtant toujours la première et le plus violemment. Et, chaque fois, sous le choc, le bout de cette corne s’écaillait davantage elle avait fini, la cime dépouillée de son enveloppe superficielle, aiguisée comme un poignard, par devenir plus courte que la droite.

Prouvenço était doué, dans la tête et le cou, d’une force fantastique ; certains de ses exploits paraissaient aussi invraisemblables que ceux du Minotaure lui-même.
A Saint-Laurent-d’Aigouze, un dimanche, le raseteur poursuivi, le Grand Beaucaire, sauta sur une des lourdes charrettes formant le cirque, suivant la coutume, et servant d’amphithéâtre à la foule ; elle portait, sur des gradins de planches, plus de trente personnes.
Tandis que l’homme agile, d’un bond prodigieux, franchissait la ridelle, échappant au taureau dont le souffle l’effleurait déjà, celui-ci, furieux, enfonça sa tête sous la charrette et, s’arc-boutant, d’un effort colossal, il la souleva de terre avec toute sa charge, si bien que la roue tourna en l’air pendant quelques secondes.

Dans les villages méridionaux, la place publique sur laquelle se déroulent les courses de taureaux est, en partie, fermée par de lourdes barres de bois appelées " traveto " en provençal. Plantées verticalement, elles sont fortement scellées entre elles par les deux extrémités et suffisamment écartées pour livrer passage à un homme.
A travers cette claie se sauvent, en cas de danger, les spectateurs qui, voulant suivre de plus près les péripéties de la lutte, ont abandonné les charrettes.
Une fois, toujours à Saint-Laurent-d’Aigouze, le raseteur, chargé terriblement, se glissa à travers ces barres à la suite d’une foule prestement esquivée. Prouvènço d’un coup de tête fit voler en éclats douze traveto. Un frisson secoua le peuple : on crut le voir foncer, par cette énorme baie, sur la multitude affolée qui déguerpissait de tous côtés, jetant des cris de terreur ; mais dédaigneux en même temps et de ce facile carnage et de la fuite vers les prairies, à la stupéfaction générale, faisant demi-tour, il revint d’un pas majestueux se camper au centre de l’arène.

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