B. Gourgeon et S. Jalabert

René découvre le métier de gardianoun à 14 ans au contact du père Chabaud du Cailar.
Un an plus tard, il va chez Robert puis passe quelques années chez Fanfonne Guillierme et Casimir Reynaud avant de rentrer définitivement chez Nou de la Houplière-Pastré.

C’est en 1956 que les deux manadiers se séparent.

Le Comte de Pastré acquiert une moitié de la manade et l’autre moitié va à la manade Fabre-Mailhan.
Après la séparation, René Jalabert * augmente le cheptel de quelques vaches achetées chez Raynaud et opère dès lors une sélection sévère pour donner une identité à la manade Pastré.

En 1958, les exploits de Joffre (le grand rouquin) donnent à la manade ses premières lettres de noblesse. Alors âgé de 12 ans, ce taureau, à la robe châtaigne, d’où son surnom, et aux puissants coups de barrière, va porter très haut les couleurs de la devise Pastré jusqu’au 21 août 1967, jour de sa despedida aux arènes de Mouriès. Il avait 20 ans.
Joffre a été entérré en mars 1973 à coté du cheval Pied Blanc et du simbèu Miracle, prés des Cabanes de Bardouine.

Joffre après Soler

Outre Joffre, ce sont Cabri et Colvert qui se révèlent en 1959.

En 1961, la manade remporte le Trident d’Or avec Garçounet, Becassou et Bourgidou.

En 1963, première participation à la Cocarde d’Or avec Bourgidou suivie de 1968, 1969, 1970, 1971 avec Déserteur, désigné meilleur taureau lors de la compétition de 1968.

En 1977 c’est Camariguo et en 1984 Moussaillon qui représentent la manade dans cette dure épreuve.

Il faudrait un livre complet pour rassembler tous les souvenirs de René Jalabert.
C’est lui qui nous ramène à la réalité en mettant en route le tracteur tirant la charrette sur laquelle nous avons pris place pour aller voir les bêtes.

La passion pour le métier a été beaucoup plus longue à se manifester en ce qui concerne Serge Jalabert. Tout jeune et au contact de son père, il aimait bien monter à cheval et faire de grandes chevauchées. La motivation viendra petit à petit par le fait de voir naître, grandir et se défendre les taureaux.

Après le passage de quelques portes barbelées, la charrette nous fait parcourir et découvrir un paysage de rêve. Nous sommes au cœur de la Camargue et seule l’imagination poétique pourrait arriver à décrire un tel spectacle.
Ici tout est silence et ce silence devient envoûtant pour qui sait l’écouter.

L’hiver finissant nous fait découvrir un paysage où l’eau et la terre se confondent. Les tamaris, les roseaux, les enganes baignent dans une eau jaunâtre. L’air pur et frais à un goût de salin qui donne au décor naturel une saveur enivrante. D’ici un mois toute cette végétation sera en fleur et même avec d’autres couleurs et un relief différent, la Camargue reste envoûtante quelle que soit la saison.

Malgré la dure progression de la charrette, due aux trous et au chemin boueux, nous parvenons sur une étendue où se détachent sur l’horizon des têtes noires : ce sont les cocardiers.

Tout en s’approchant, Serge Jalabert nous parle un peu de la manade :
" Sur Bardouine, nous avons 600 hectares, marais compris. Le domaine est très bien abrité mais cet hiver nous avons quand même déploré la perte d’un ternen, d’un veau et d’une vache qui est morte en accouchant.
Pour nous le plus dur, c’était de récupérer les bêtes encerclées par la glace
".

Le " Papé " Jalabert a rejoint les cocardiers que Serge nous présente. Moussaillon 15 ans, prévu à Châteaurenard au mois de mai, Routinié 8 ans, également à Châteaurenard en mai, puis à Lansargues, Canet 8 ans, Jaconas 7 ans, Goéland, Gitano 15e Biàu d’Argent en 1982 à Aramon, Coutard 12 ans.
La Royale 1985 qui fera sa première sortie à Lansargues le 7 avril est composée de Baroudeur, Gitano, Routinié, Jaconas, Moussaillon et Corsaire .

Bien sûr, le point d’interrogation reste Cuilleras.

Le taureau est magnifique.
Comme pour bien imposer sa prestance, il se détache de ses congénères. Le poil est luisant, il semble en pleine forme, cette beauté et cette force naturelle effacent son handicap :
" Cuilleras, poursuit Serge Jalabert, a débuté en emboulé en 1979 à Vauvert. Il aura 8 ans cette année, son moral est bon et intact.
Son accident de 1983 à Beauvoisin est oublié et le taureau a récupéré toute sa puissance physique.
Personnellement je pense que le taureau, n’ayant rien à prouver ni à confirmer, devrait rester encore une saison sur les pâturages. En 1986 il aura 9 ans et pourra être intégré dans la Royale.
Prenez l’exemple de Joffre, il a " éclaté " à 12 ans
.

René Jalabert au volant de son tracteur à repris les chemins boueux pour nous mener voir l’étalon de la manade : " voilà Corsaire l’étalon de la manade, enchaîne le baile de Bardouine, il a 9 ans et restera étalon jusqu’à la fin de ses jours ".

Corsaire * , majestueux et tout en muscles est enfermé dans un clos à part avec quelques vaches dont l’Hotte qui a participé au Trophée des Vaches Cocardières.

Serge Jalabert nous précise que les autres vaches de la manade sont Anémone, Calypso, Véra, Saladelle, Sidonie et Sylvette, cette dernière étant apparentée à Cuilleras.
Actuellement les produits de Corsaire ont apporté beaucoup d’espoirs et de satisfactions au manadier de Bardouine.
Ces taureaux jeunes ont pour nom : Pescaire, Mouflon, Bourgidou, Gravelot, Pajot et Cormoran.

Parcourir 600 hectares nous aurait demandé beaucoup de temps.
Nous laissons donc les vaches, taureaux et anoubles à leur solitude naturelle. De retour au mas, c’est dans la salle à manger, ornée de différents trophées que peuvent remporter les produits d’une manade durant plus de quarante années, que Serge Jalabert nous confie ses plus beaux souvenirs et ses souhaits.

" Je dois mes meilleurs souvenirs de baile-gardian à mon père.
Lorsque j’ai pris la relève en 1971 et qu’il m’a laissé les produits de sa sélection tels que Gitano, Canet et surtout Cuilleras.
Ce taureau m’a toujours apporté des satisfactions et je le vénère beaucoup.
Un autre bon souvenir fut la victoire en 1980 au Trident d’Or à Saint-Georgesd’Orques avec Capouchin, Bourgidou et Chevalier.

Actuellement, la manade se porte bien ; il est vrai que le.public réclame de plus en plus des taureaux spectaculaires. Nous, éleveurs, nous devons sélectionner au goût du public, mais je crois qu’il faut prendre tout de même conscience que la course camarguaise a besoin de bons cocardiers.

Nous continuerons à nous rendre dans les petites localités pour faire plaisir aux aficionados qui soutiennent nos couleurs.
De nos jours (1985, NdR) un taureau doit avoir un moral d’acier pour affronter les raseteurs et surtout le trop grand nombre de tourneurs. Je pense que les sages décisions de l’intersaison permettront de limiter les hommes en piste et de maintenir un bon moral aux cocardiers.

Avant de clore cet entretien permettez-moi de remercier ceux dont on ne parle pas souvent mais qui nous aident énormément.
En premier lieu, je citerai mon père, dévoué à la devise bleu et blanc depuis 42 ans, ma fille Pascale puis Monsieur et Madame Hubert Manaud et leur fille.
MM. Francis Amphoux, Max Vigouroux, Sylvain Villaret, Pierre Etienne, Bernard Sereu, Alain Roulant, Robert Gonon, Raoul Barthélémy et Martine. "

C’est avec un peu de nostalgie que nous quittons ce coin de Camargue si beau et si pur, non sans avoir souhaité une bonne saison aux pensionnaires de Bardouine, et surtout un retour rapide de Cuilleras en piste.
Les rayons du soleil sont devenus plus chauds et les scintillements matinaux apparaissent maintenant comme des éclairs intermittents à la surface des étangs.

Nous quittons le chemin de terre pour retrouver la dure réalité de la route goudronnée.