Dans la cabane de chaume bâtie près du pont de Rousty, la femme attend avec impatience le gardian. Il est parti, depuis longtemps déjà, pour voir où sont les bêtes et les secourir si besoin est.

Le temps est effroyable. La pluie ne cesse de tomber, depuis plus de un mois, exaspérante, elle inonde la région méditerranéenne, et la Camargue n’est plus qu’un grand lac où vivent péniblement les taureaux et les chevaux. Les troupeaux de moutons ont dù fuir devant le fléau, et l’on raconte qu’un berger a perdu 700 de ses 1000 bêtes dans les terres de la Vignole et d’Amphise.

Les taureaux sont, en partie, dans les Rièges, d’autres sont dans les enfores de la Vignolle ( au nord de l’étang du Fangassier) Certains sont surpris et sont isolés au-delà des étangs, séparés du reste de la manade par des gases dangereuses, infranchissables. Ils restent là-bas, souffrant, crevant peut être, mais ne tentant pas la traversée de la gaze d’Escamp, car ils sentent bien avec leur instinct sauvage, qu’ils y resteraient. Il y a par là des abîmes ou l’on s’enfonce comme attiré par la terre.
L’hiver est rude. Tous les abris sont détruits. Les taureaux vivent sur « lis auturos »(1) et c’est à grand peine que le gardian peut ramasser quelque fois le reste de la manade. Les bêtes chaque jour, perdent des forces, l’herbe manque, car l’eau recouvre tout. Les roseaux n’ont pas poussé suffisamment pour que leur pointe verte sortent de l’eau, c’est la misère, et les taureaux souffrent de la faim comme ils souffrirent du froid il y a quelques hivers.

La femme du gardian est seule dans la cabane. Le bayle à amené avec lui le gardianoun, et le petit de la maison, qui a maintenant 10 ans, est à l’école des Saintes, il est en pension chez sa grand-mère maternelle, il apprend aussi son catéchisme, car, cette année, il doit faire sa première communion.

Une pendule rustique, une de ses hautes pendules provençales qui ressemblent un peu à une contre basse à cordes, trouble, par son tic-tac régulier et triste, le silence de la cabane. Une petite lampe à pétrole, suspendue au plafond, éclaire faiblement le logis où brille un gros feu de bois. Il y a aussi , venant de la pièce à coté, un autre bruit languissant et monotone, la pluie, inexorable, s’était fait un chemin dans la toiture de chaume et l’eau tombait goutte à goutte dans le baquet de zinc disposé dans la chambre, pour la recueillir. Au dehors, le vent souffle toujours par rafales et hurle entre les tamaris, la pluie crépite sans arrêt et, au loin, la mer gronde, furieuse, rageuse, …

Les journées sont courtes, plus courtes que jamais, car le gros nuage noir est très bas. La nuit arrive vite. Le gardian et le gardianou sont partis de très bonne heure. A une heure de l’après midi, ils étaient en selle, bien enveloppés dans leurs caban de drap, ils avaient promis de revenir vite. Il est cinq heures maintenant , et rien ne laisse supposer qu’ils vont rentrer. Le chien, ami fidèle et bon compagnon, dort près des jambes de la Provençale, à coté du chauffe-pieds de bois. Quand le maître viendra, il sera le premier à le reconnaître et dressera les oreilles, pour le moment, il dort, le maître n’est pas encore dans les environs.
Depuis qu’ils sont partis, la femme a presque tricoté un bas de laine pour le petit qui est en classe. Les longues aiguilles en acier courent très vite entre les doigts agiles et sa pensée va vers les Saintes, vers son petit. C’est si facile de rêvasser devant un gros feu de bois, alors que la tempête fait rage dehors.
Tout de même, le temps commence à lui paraître long, certes, elle n’est pas effrayée, son mari connaît si bien les parages, mais il se fait tard, la nuit est obscure, et il y a des abîmes tellement dangereux, dans ce coin de Camargue, une fausse route, un faux-pas, et l’on s’enfonce dans la vase, qui se referme sur sa victime pour toujours.