C’était un bel après-midi d’hiver, comme on les aime entre Arles et la mer.

Le soleil faisait de son mieux pour réchauffer la terre. Mais le " Lale " entretenait un air vif.

Avec ma chienne la " Frisette ", on faisait les lones, en quête de quelques gibiers. Tout à coup, la Frisette marqua un arrêt d’une façon bizarre, ses muscles étaient tendus sous son poil hérissé.
Je m’avançais à pas pressés, pensant à un gros gibier. Mais je vis avec surprise, en contrebas, près du fleuve, assis sur un tronc d’arbre, un personnage étrange autant qu’inquiétant.

Un vieux bonhomme mal vêtu, sale, l’air triste, l’air fatigué, de grands yeux enfoncés dans un visage barbu.
Je m’approchais avec précaution pour le voir de plus près, quelque peu inquiet. Je m’apprêtais à l’interpeller, à lui lancer :
« Oh ! l’homme qu’ai sies ? », quand soudain une voix se fit entendre au-dessus de moi.
Une voix douce, claire, qui venait de je ne sais où, car il n’y avait personne d’autre que ce vieux bonhomme et moi-même.

La chienne s’était assise à mes pieds et ne bougeait pas. Aucun signe d’inquiétude à cette voix étrange :
« Homme... Mon ami... Ne crains rien, et surtout ne dérange pas ce vieux bonhomme. S’il est triste, s’il est sale, s’il est fatigué, ce n’est pas de sa faute. Moi qui te parle, je le connais depuis longtemps. C’est lui qui me fit naître il y a quelques milliers d’années... »

Un mélange d’inquiétude et de confiance m’envahissait, je restais figé, je voulais parler, demander, qui était, d’où venait cette voix ? Mais aucun son ne sortait de ma gorge, « Li cambo me manquavo, li brego me toumbavo  », et cette voix claire et douce qui venait d’ailleurs continuait :
« Il y a quelques temps encore ce vieux bonhomme était plein de force et de vigueur. Depuis ses Alpes natales jusqu’à la Méditerranée, il bondissait comme un diable. Il semait sur son passage, suivant le rythme des saisons, la vie, la joie... et quelquefois la crainte, la peur ou la mort...
Mais les hommes de la terre, les hommes de cette grande famille qu’on appelle le progrès ont bouleversé sa vie. Depuis Lyon sa capitale, jusqu’à Vallabrègues capitale des " Banastiers ", à plusieurs reprises ils ont freiné sa course fière avec ruse et persévérance, ils lui ont volé sa force. Certains sans scrupules ont profité de sa faiblesse pour jeter dans son lit des immondices de tous genres, même quelques poisons.
Ils l’ont défiguré : taillis, peupliers, ormeaux, frênes, aubes, acacias, leurs feuillages n’abritent plus les oiseaux dans la fraîcheur de la roche nue, le béton a pris place.
Le vieux bonhomme triste, sale, fatigué, c’était une force de la nature, c’était un demi-dieu.
Ce vieux bonhomme, c’est le Rhône.
Et moi qui te parle, je suis sa fille : la Camargue...
Quand il se sent plus las que de coutume, c’est ici qu’il vient se reposer ».

Cette situation étrange qui relevait du fantastique aurait dû me plonger dans une peur, une inquiétude compréhensible.
Pourtant, moi qui ne bougeais plus, ne parlais plus, qui entendais des voix venues de l’au-delà, je me sentais bien ; une douce chaleur envahissait mon corps.
La voix s’était tue depuis quelques instants, lorsque je devinai autour de moi une présence. Un beau cheval blanc, de bonne race du pays, s’avançait sur le sable des lones [1] . Sur son dos se tenait une belle et jeune fille. Il passa près de moi et je pus vois la belle amazone.

Elle avait cette beauté farouche des filles du soleil. De longs cheveux noirs tombant sur ses épaules faisaient ressortir un visage doux au teint clair, aux traits parfaits. Elle ressemblait à une déesse de la Grèce Antique, à quelques statues de marbre auxquelles les siècles n’ont pas donné la moindre ride. Le cheval s’arrêta devant le vieux bonhomme et la belle déesse sauta à terre. Le visage du vieux s’éclaira d’un sourire crispé.

L’étrange bonhomme se leva, il serra dans ses bras vigoureux encore, la belle cavalière.
La jeune fille lui parla et je reconnus cette voix claire et douce qui m’avait parlé quelques instants auparavant :
« Allons, Père, ne soyez pas triste, le hommes de la terre ne sont pas tous méchants. Dans toutes ces villes, ces villages que vous arrosez, du Royaume comme de l’Empire, il y en a qui vous aiment, c’est certain.
Moi, je crois en l’homme, malgré se défauts et ses faiblesses. Ici, Père, c’est bien pareil. Combien sont-ils ceux qui veulent me défigurer, me salir, me vendre aux premiers venus comme une fille de joie.

Il faut dire que le nom de Camargue se vend bien aux étrangers et à tous ces gens du Nord. Mais moi, je crois en l’homme de chez nous.
Je crois aux manadiers, gardians et tous les gens de bouvino, ils m’aiment et me protègent.
Moi dans mes " paluns " et mes " paty salon ", je fais manger les taureaux noirs et les cavales blanches. Eux, dans les fêtes, dans les courses, ils font briller mon nom et le biòu de Camargue par tout un peuple est adoré, comme un dieu.

Moi je crois en l’homme, aux hommes de Ma Terre, aux gens de mas. Ils m’ont pris quelques terres pour se nourrir et nourrir leurs semblables, mais ils m’aiment et me respectent.

A suivre....

[1Lône : bras mort d’un fleuve qui reste en retrait du lit de ce dernier.