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Dans les grands mas de la plaine, j’ai de nombreux amis comme les bergers, par exemple.
Sous leurs apparences rudes et sombres ils sont de braves hommes.

Quand la saison se fait chaude, ils partent avec leurs troupeaux, mais dès les premières fraîcheurs, ils me reviennent fidèles et les vagues laineuses inondent à nouveau les drailles. Quelquefois, à l’abri d’un tamaris, ils me racontent leurs voyages, et les histoires de leurs cabanes, là-haut dans le Vercors.
Moi, je crois en l’homme, en l’homme de mon Pays. Je crois à mes amis les chasseurs ; pauvres chasseurs, les mauvaises langues les appellent les destructeurs de la nature, moi je leur dis non !

Non, ils ne sont pas mauvais, même s’il y a parmi eux quelques nuisibles. Mais dans la sauvagine, il y a bien aussi les rapaces et quelques carnassiers.
Moi je connais des tas de chasseurs qui rentrent le soir sans rien dans le " saquetoun ", mais le cœur plein de joie et la tête pleine d’histoires à raconter, tout heureux d’avoir passé une journée avec moi et quelques amis.
Et puis, si la chasse a été mauvaise, la " biasso " et le rosé ont été bons.

Il y a aussi les pêcheurs des étangs et des roubines, amis de toujours, amis silencieux, je leur fournis quelques brochets, cendres, carpes, " pougaou ", et de nombreuses anguilles ; eux en échange me donnent leur amitié toute simple et sincère.

Voyez, Père, des hommes amis, nous en avons beaucoup. Bien sûr, ils ne font pas toujours ce qu’il faut pour nous défendre, mais ils sont tous braves... »
Le visage du vieux bonhomme s’était éclairci et il se sentait mieux.
« Et puis, Père, des Alpilles à la Vau-nage, nous avons des milliers d’amis inconnus qui nous adorent dans ce " mied-jour ". Il n’y a pas de fêtes sans les taureaux noirs de Camargue, et quand ils m’invitent à faire la fête, à travers moi c’est aussi à vous qu’ils rendent hommage, " iéu terro de saoù é d’aigo douço ".

Ne suis-je pas la fille du Rhône-et de la Mer, ne suis-je pas née de vos amours un peu folles avec la belle Méditerranée ? »

Le vieux était aux anges. Ces quelques paroles lui avaient redonné du courage. Il se faisait tard, il décida de reprendre sa route et d’aller se jeter une fois de plus dans les bras de sa maîtresse de toujours, la belle Méditerranée. Il se leva, serra encore dans ses bras la belle Camargue. Il fit quelques pas sur l’eau calme et disparut lentement dans le fleuve. La belle jeune fille enfourcha sa monture, ils se dirigèrent dans ma direction, puis disparurent eux-aussi.

Mais la voix claire et douce se fit entendre tout près de moi.
« Homme, mon ami, je dois partir veiller à tout ce petit monde dont j’ai la garde. Je vais aller passer la nuit du côté d’Amphise du Clamadou, du Badon air de Fiélouse, j’ai encore quelques jardins secrets où je me retrouve tranquille, mais pour combien de temps encore ?
Homme, mon ami, je crois en toi, même si parfois je doute, mais j’aimerais que tu comprennes que dans ce monde en perpétuelle mutation, je ne suis plus ce que j’étais. Même si les vents, l’eau, le soleil se livrent à de fantastiques sarabandes pour me faire, me défaire et me refaire sans cesse pour que je garde encore ce caractère sauvage, ce visage perpétuellement changeant. Non, je ne serais plus ce que j’étais, mais j’aimerais tant rester ce que je suis, une terre de liberté où il fait bon vivre pour le seul plaisir de vivre. Homme, mon ami, je crois en toi, mais prends garde. L’équilibre est fragile entre la nature et les industries de toutes sortes. Il risque de se rompre à tout jamais.

Homme, mon ami, homme du miedjour, je crois en toi... »

C’était un bel après-midi d’hiver, comme on les aime entre Arles et la mer, le soleil...