Les femmes à leur place, ont revêtu la pittoresque tenue des gauchos : elles ont enfilé la culotte de gros cuir et empoigné le trident ; elles ont coiffé un chapeau à grands bords ou simplement roulé leurs cheveux dans les foulards de couleur, car il ne s’agissait point de se costumer, mais d’endosser un vêtement de travail.

Et pour quel rude travail !
Il faut connaître la Camargue et sa solitude sauvage ; il faut avoir erré dans ce désert marécageux, où la terre et l’eau se confondent ; il faut avoir été battu par un mistral qui soulève les lacs en tempête et déplace les étangs ; il faut avoir frémi devant les masses menaçantes des noirs taureaux pour comprendre quelle allait être la vie de ces femmes. L’œuvre qu’elles avaient à poursuivre était brutale, mouvante, exténuante ; de l’aube au crépuscule, elles ne penseraient pas à parader, comme des héroïnes de cinéma, sur des chevaux blancs ; il ne s’agissait pas non plus pour elles de faire dans la brousse des randonnées sportives ni étonner les foules dans les jeux élégants de la "cocarde", de l’ "anneau" ou du "bouquet". Mais le corps rompu de fatigue, elles seraient pour ainsi dire, rivées à des bêtes fougueuses, presque sauvages, dont Mistral disait que "jamais on ne les vit soumises ni enchainées".

Comme partout ailleurs, les femmes ont fait la relève des hommes par devoir et se sont imposé une tâche qu’on pouvait croire au-dessus de leurs forces. Mais d’autres françaises, qui ne voulaient point laisser perdre non plus les richesses du sol, n’allaient-elles pas pousser la charrue et faire la moisson ? Alors, pourquoi n’auraient-elles pas sauté en selle, affrontant à la fois les chevaux difficiles et les taureaux farouches, puisque c’est en selle que travaillaient les hommes ?

La plupart étaient femmes ou fille de manadiers, fille ou épouses de gardians ; elles portaient les noms de Grand-Guillerme ; Nou de la Houplière, Reynaud, tous connus en Camargue et dans le monde de la bouvine.
Certaines avaient même été applaudies dans l’arène jusqu’en Saragosse, telle Emma Calais, l’Arlésienne. Et elles se sentaient capables de briser la glace des étangs pour que les taureaux et les chevaux pussent boire pendant l’hiver ; elles trouvaient la force physique nécessaire à d’interminables chevauchées par les lourdes chaleurs humides de l’été, dans l’immensité des plaines sans ombre. Avec les conseils de quelques vétérans elles pouvaient conduire de "sansouire " en "sansouire" les manades de taureaux de combat et de courses ; et leur vigilance viendrait à bout des dangers permanents dus aux bêtes et à la nature du terrain, souvent marécageux.

Certes, ces cavalières, qu’il s’agisse des professionnelles de l’arène ou des femmes de manadiers, avaient déjà vu la mort de près plus d’une fois : avant la guerre elles avaient suivi les hommes dans leurs équipées à travers un pays que l’on a parfois comparé aux savanes africaines où paissent de buffles noirs ; elles avaient connues la griserie de la course dans la lumière de Provence ; mais jamais elles n’avaient, chaque jour pendant des mois fourni l’immense effort que nécessite la garde errante des énormes troupeaux ; jamais elles n’avaient eu la responsabilité des grandes migrations.
Or, elles se montrèrent dignes des hommes qui leur avaient fait confiance.

Toutes les bêtes furent cette année rassemblées au Grand Radeau, et leur masse fumante et orageuse, encadrée par ces cavalières qui semblaient ne constituer qu’un bien frêle barrage, s’était mise en branle pour atteindre les pâtures du Cailar.
Par un itinéraire qu’avait bien étudié pour elles l’ex-mayoral Chapelle, elle traversa le delta, de sud-est en nord-ouest, par le pont des Quatre-Maries et les bois de pins du Glamador, puis longea l’étang d’Abert, la Bergerie noire, le canal des Bourgidou, le fort de Sylvéréal, le château de l’Astour, les mas des Iscles et d’Anglas, tous ces noms qui font battre le cœur des gardians parce qu’attachés au décor de leur vie quotidienne ; enfin la grande horde soufflante et piétinante franchit le canal de Beaucaire à Aigues Mortes, escalada les collines côtières et dévala dans la plaine de Cailar.

C’est là que les gardiannes se livrèrent au dur exercice de la ferrade ; là que les jeunes taureaux de l’année ; empoignés par les cornes, terrassés, immobilisés, muselés avec une planchette de prèle, furent marqués au fer rouge. C’est la également qu’il fallut pratiquer la castration et maîtriser des bêtes que la douleur rend parfois terribles.
La fin de l’été est moins dure, parce que les cavalières peuvent goûter quelque fraîcheur sous les ombrages où, pendant le mois de septembre, les animaux ont coutume de se reposer entre deux courses à Beaucaire ou à Montpellier.
Vigilantes, elles attendent le jour d’automne où il faudra remettre en route le dangereux troupeau.

On ne peut évidemment s’empêcher de comparer cette vie à celle des cavaliers de l’Amérique du Sud, à ces hommes intrépides qui, loin des villes et au contact d’une nature sans douceur, ont acquis une fermeté d’âme égale à la fermeté de leurs bras. Dans un pays qui n’est fait que de terre, d’eau et de rares tamaris tordus par le mistral, des femmes françaises ont acquis les mêmes vertus, résisté aux mêmes lassitudes, chassé les mêmes regrets.

En accomplissant ainsi leurs périlleuses missions elles ont servi pendant des jours, et servent encore aujourd’hui, la cause de l’élevage du taureau français. Elles ont marché sur les traces de celle que Languedoc, Provence et Comtat appelèrent Anna la grande Manadière : Anna Granon, qui, demeurée seule en 1914 avec les 400 taureaux de la tribu la plus batailleuse du Midi, dirigea pendant cinq ans cette manade avec l’unique secours d’un vétéran, le cavalier Chabalet.

  • Anna la grande Manadière eut de dignes héritières.

Mistral a décrit ainsi la puissance tragique de ces bêtes en marche :

Éveillés en sursaut dans la plaine salée,
Poursuivis du trident
Dont les perce au galop le bouillant toucheur
En couse folle taureaux et taures
Venaient, comme un rugissement du vent,
En écrasant typhas et centaurées,
Pour se rassembler trois cents au lieu du marquement
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