C’est la veille de Noël du côté de Faraman. Lou Matre (la martre), un vieux gardian solitaire a invité le baile d’une manade voisine à partager son souper. Il se fait tard, l’invité n’est toujours pas là et il décide de commencer à manger. On frappe à la porte de la cabane : c’est un étrange jeune homme qui lui demande de se rendre rapidement au Radeau du Peuplier Blanc où on l’attend...

A péu sus soun chivau, en coustejant li baisso pleno, s’enanavo Lou Matre. Lou camargue, à l’entre-pas gafavo dins l’aigo salado e lou respousc en regoulant de si cambo fasié lusi si bato au clar de luno. En passant sus lou ferme, avié sembla au gardian d’entèndre un brut de voues ; aro lou chivau trapejavo dins la gaso mai dóu Radèu de l’Aubo, au mitan di fourni, uno lusour neblouso s’espandissié coume un rebat. Dóu mai éu s’enanavo, dóu mai vesié mounta la clarour e tout-d’un-tèms, s’avisè que quaucarèn boulegavo alentour di mourven.
Un cop, Lou Matre s’arrestè em’uno doutanço : ié revenien si vièi batèsto e si pignado à cop de poung emé li bracounié d’alentour. Mai quand lou chivau aguè passa li proumié daladèu*, Lou Matre alounguè lou coui en fasènt d’iue coume de paumo. Aqui, à la calo fourmado pèr lis aubre dóu bos, tout coume sus l’autar de La Major lou Belèn èro mounta. Coum’à la glèiso, li mourven, li cade, lis auciprès nanet verdejavon sus la mousso, li poumo de Sant-Jan, touto rouge, lusissien dins li fueio pounchudo di verd-bouisset e envirouna di santoun vengu pèr l’adoura, l’Enfant-Diéu esplendissié.
Aro, mai que mai, Lou Matre se repassavo si remembranço d’enfant. Revesié la bello Santo-Vierge, moudèsto e sourrisènto, ageinouiado sus l’auturo e lou grand San-Jóusè que fustejavo tout serious e mut emé sa longo barbo blanquinouso. En plaço d’aquéli santounet gaubaja e pinta pèr li marchand, aqui i’avié d’ome, de jouvènt, de vièio e de vièi, de bèlli chato couifado à l’Arlatenco e tout acò anavo e venié en charrant e fasié souna la douço parladuro de Prouvènço coum’es lou biais benesi di bràvi santoun despièi que lou Bon Diéu davalè sus nosto terro.
Pièi, à cha pau, Lou Matre se reprenié ; aro recouneissié soun mounde : eila lou pelot de Mejano charravo emé soun carretié, lou baile-pastre di Frignan desfasié dous bèus anouge, la peloto d’Anfiso carrejavo un panié d’iòu e, quau Lou Matre devisquè, alounga ras di mourven ? Soun tau-mèstre, lou traite Boucabèu, qu’emé l’ajudo d’un gros ase d’escabot recaufavo en boufant l’Enfantoun ajassa sus un fais de bauco.
...

Montant à cru, La Martre avançait en côtoyant les basses terres inondées. A l’entre-pas, le camargue marchait dans l’eau salée et les éclaboussures en ruisselant de ses jambes faisaient luire ses sabots au clair de lune. En passant sur la terre ferme, il avait semblé au gardian entendre un bruit de voix ; maintenant, le cheval traversait le guet mais du Radeau du Peuplier Blanc, au milieu des fourrés, une lueur brumeuse s’étalait comme une réverbération. Au plus il avançait, au plus il voyait monter la clarté et tout à coup, il remarqua que quelque chose remuait tout autour des genévriers de Phénicie.
La Martre s’arrêta une fois, il avait un doute : ses anciennes rixes et ses bagarres à coups de poing avec les braconniers lui revenaient à l’esprit. Mais lorsque le cheval eut passé les premiers oliviers sauvages, La Martre allongea le cou, les yeux écarquillés. Là, à l’abri que formaient les arbres du bois, tout comme sur l’autel de La Major, la Crèche était installée. Comme à l’église, les genévriers, les cyprès nains verdoyaient sur la mousse, les boules rouges du houx luisaient au milieu de ses feuilles pointues et, environné des santons venus l’adorer, l’Enfant-Dieu resplendissait.
Maintenant, de plus en plus, La Martre se remémorait ses souvenirs d’enfant. Il revoyait la belle Sainte-Vierge, modeste et souriante, agenouillée en haut et le grand Saint-Joseph à la longue barbe blanchissante qui travaillait le bois, sérieux et muet. A la place des
petits santons façonnés et peints par les marchands, il y avait là des hommes, des jeunes, des vieilles et des vieux, de belles filles à la coiffe d’Arlésienne et tout ce monde allait et venait en discutant, faisant sonner le doux parler de Provence comme celui bénit que parlaient les santons depuis que le Bon Dieu descendit sur notre terre.
Peu à peu, La Martre reprenait ses esprits ; maintenant il reconnaissait son monde : là-bas, le patron de Méjanes parlait avec son charretier, le chef-berger des Frignan détachait deux beaux agnelets, la patronne d’Amphise portait un panier d’oeufs et, qui La Martre découvrit-il, allongé près des genévriers ? Son "maître-tau", le traitre "Boucabèu", qui avec l’aide d’un gros âne de troupeau réchauffait le Petit Enfant couché sur un fagot de foin grossier.

Mais... Le vieux gardian est brutalement réveillé par son invité très en retard qui a ouvert la porte d’un coup de pied. Ensommeillé, il regarde par l’ouverture et par dessus l’encolure de son cheval, aperçoit dans le lointain Faraman qui scintille comme une étoile.