Un "TORIL" de 1931

Il y a bientôt un an que nous avons annoncé et commenté ici l’électrification du petit village des Saintes-Maries-de-la-Mer. De grandes fêtes furent organisées pour l’inauguration et monsieur le maire des Saintes, à l’occasion de ces fêtes et de la représentation du "Gardian", l’œuvre de Molinetti [2], offrit un banquet aux autorités du département des Bouches-du-Rhône.
Sur la route déserte et brûlante qui mène d’Arles aux Saintes, les poteaux électriques et téléphoniques s’alignent maintenant en file indienne et l’électricité arrive à Notre-Dame-de-la-Mer [3], illuminant les petites rues étroites et détruisant l’isolement qu’on pouvait imaginer, il y a quelques mois à peine.

Je sais que la "Fée Electricité" va rendre d’innombrables services en Camargue et aux Saintois. Je sais aussi que les plus belles choses ne peuvent durer éternellement. Le petit pays où se dresse encore un autel taurobole [4] qui servit à immoler une quantité d’étalons, témoin vivant d’un passé magnifique, ne pouvait demeurer toujours en dehors de ce qu’on appelle maintenant le progrès.
Les petits cafés saintois, charmants et pleins d’intimité, ne nous donneront plus cette pénombre et cette demi-obscurité. Ils seront éclairés comme des palaces. Les rues que je parcourus si souvent les soirs de fête en menant la farandole dans la nuit, seulement éclairées par les étoiles, seront illuminées et on ne pourra plus s’égarer sur la place de l’église ni ailleurs. Les lumières des phares de Beauduc, la Gachole et de Faraman ne traverseront plus à intervalles réguliers leurs rayons lumineux sur le pays.
Je sais bien que l’électricité devait arriver là, comme ailleurs, mais je le regrette tout de même. Cette marche vers le progrès, marche excessivement rapide et vertigineuse depuis la guerre m’épouvante. Le progrès perd le pays et si les Provençaux sont aujourd’hui si semblables aux autres, n’est-ce pas la faute du progrès ? Nous perdons tout doucement nos traditions si particulières, et le malheur, c’est qu’on ne paraît pas s’en rendre compte.
Grâce à l’électricité, l’eau douce va encore inonder quelques coins de Camargue, puis se seront la rizière et la prairie, ensuite la vigne et enfin la chasse aux taureaux.

Une abrivado aux Saintes à cette époque

Le taureau fuit devant la charrue depuis longtemps déjà, et maintenant il se cantonne dans un coin absolument insuffisant. Que nous le voulions ou non, le taureau Camargue est appelé à disparaître et nous pouvons bien reconnaître que c’est de notre faute. Le taureau disparaîtra faute d’herbage et de pâturage. On assainit tous les marais, on défonce les « sansouires », même celles qui paraissaient les plus arides, puis un arrosage, une rizière, ensuite on clôture et la vigne et le pré. Voilà un peu plus de terrain arraché aux taureaux.
J’ai écrit dans ce même journal que le sectionnement de la Provence en petite propriété était la cause de la dégénérescence du taureau. D’autres mieux qualifiés que moi affirment qu’il sera la cause de sa disparition. Cette lutte du taureau contre l’homme est si émouvante qu’elle à inspiré aux Baroncelli, D’Arbaud, D’Elly et d’autres des poèmes tristes et beaux. Je veux espérer que la victoire de l’homme ne sera que momentanée, le taureau reprendra ses droits car on plante beaucoup de vigne et il y en a déjà trop dans le midi. On récolte le raisin en quantité industrielle, nous nous noyons dans le vin, mais peut être qu’un jour la vigne ne nourrira plus aussi aisément la famille et le pays reprendra son aspect naturel.
Il est certain que si les Espagnols ont pu sauver leurs "toros", c’est parce que la propriété n’a pas été sectionnée chez eux comme chez nous. On ne se rend pas compte de ce qu’il faut à un taureau pour vivre. Un taureau Camargue mange beaucoup plus qu’un cheval et autant que huit ou dix moutons. Imaginez un peu la meule de fourrage que l’on ferait en mettant en tas la provision d’une année pour une manade comme celle de Fernand Granon par exemple. Votre meule aurait sûrement des proportions formidables. Si le taureau dégénère, c’est qu’il ne mange pas assez. Cela peut paraître paradoxal, mais n’en est pas moins exact. A part deux ou trois manadiers de Crau qui ont encore de grands pâturages, je ne dis pas immenses, toutes les autres manades sont à l’étroit. Heureusement que souvent l’herbe est très bonne, comme celle de l’Amarée, de Carrelet, des marais de Mauguio, et faute de quantité, les taureaux ont la qualité.
Mais supposez que la municipalité du Cailar, par extraordinaire, pour une raison quelconque, enlève aux manadiers le droit de mettre les taureaux dans les prairies du territoire cailaren pendant les mois d’été. Regardez ce que feront les manadiers pendant les mois de chaleur torride et vous verrez qu’il faut peu de chose pour donner à réfléchir. On ne pense pas à cela parce que ça parait impossible, mais voyez Flaissières, qui a maté les très nombreux et fervents afeciounado Marseillais.
Notez bien que je ne reproche pas aux Saintois d’être responsables de tout cela pas plus que leur désir de jouir du bien être comme les autres. Ils ont droit à profiter de toutes les améliorations que nous apporte le siècle de la lumière. Ce n’est pas aux hommes que j’en veux, mais au progrès, pompe aspirante qui absorbe toutes les traditions et les coutumes des pays qui en ont. Je ne parle pas pour l’Amérique, bien entendu. Le progrès qui nous absorbe nous-mêmes. Comme le Parisien appartient au métro, au tram, à l’agent au bâton blanc qui l’arrête et le commande, tous les hommes, tels des automates, appartiendront bientôt à la mécanique.
Si j’en parle ici ce n’est pas pour critiquer qui que ce soit. C’est parce que je vois que le taureau est chassé, traqué et va disparaître comme ont déjà disparu quantité de personnes qui nous étaient chères. Regardez la route parcourue depuis une vingtaine d’années, depuis la guerre même : plus de grande ferrade, plus de bourgine, à peu près plus d’abrivado, le char-auto, c’est navrant mais c’est ainsi. Bientôt les taureaux n’intéresseront plus personne, trop absorbés seront les gens par le ciné, le foot, la "sans fil", l’avion et ce sera fini. C’est cela que je déplore, que je crains, et qui me fait peur.
Nous voilà loin de l’installation électrique des Saintes me direz-vous. Mais non, je réfléchissais à tout cela pendant mon dernier séjour en Camargue. L’électricité ne fait que continuer les poteaux de la "sans fil" qui depuis vingt ans dominent la plaine saintoise. La "sans fil" continuait déjà l’installation du petit train à vapeur qui sera bientôt électrique. Bref, le progrès fait des pas de géant et le taureau recule.
Naturellement, vous pensez à une question : que faire pour sauver tout cela ? Y-a-t’il vraiment quelque chose à faire ? Je réponds catégoriquement : oui, il y a à faire une chose qui devrait fonctionner depuis longtemps déjà. Que ceux qui aiment les taureaux, les chevaux Camargue, les manades n’acceptent pas aussi facilement de les voir reléguer, que tous ceux qui aiment la Camargue, ses mirages, ses paysages, ses monuments, ses mas et ses cabanes, s’unissent et forment une société des amis de la Camargue qui fera campagne pour créer un parc national. C’est là que je voulais en venir : il faut acheter les terres encore bonnes à l’élevage du taureau. Ne croyez-vous pas qu’il est pénible de savoir les grandes propriétés comme Fiélouse, la Tour du Vallat et d’autres ne servant pas à l’élevage parce que c’est le bon plaisir du propriétaire, alors qu’il y a de si bons pâturages par là. Il faut se coaliser pour vaincre le capitalisme qui s’obstine à détruire ce qui est la propriété de tout le monde. Que les Provençaux, les Camarguais et les Méridionaux s’unissent s’ils ne veulent pas que disparaissent les derniers vestiges d’une magnifique époque de civilisation.
Quand la Camargue sera un parc national, défense absolue de toucher aux monuments, aux mas, aux arbres, à la terre même. Défense de tuer les flamants et certains oiseaux qui font partie du patrimoine. J’ai vu l’an dernier, sur la route de Fiélouse, un imbécile qui, de son auto, tirait avec une carabine sur les flamants qui étaient à deux ou trois cents mètres dans l’étang. Voilà le meilleur moyen pour qu’ils ne reviennent plus.
Laissons le temps patiner les murs, le soleil dorer les pierres, ne détruisons pas l’immense plaine par des plantations et des semailles. On a détruit beaucoup, mais il reste encore assez et c’est ce peu qu’il faut conserver à tout prix. Les bonnes volontés ne manquent pas. Il s’agit de décider ceux qui ont la grosse galette, et voilà une belle œuvre à accomplir par les amis de la Camargue. C’est peut être un peu tard : ce sera probablement difficile ; qu’importe si le succès doit couronner l’effort. Tous à l’œuvre pour que vivent les traditions et le taureau.

[1qui signait Tamarisso

[2Maurice MOLINETTI (1894-1950) était un artiste peintre arlésien. Une rue de la ville porte son nom

[3ancien nom des Saintes-Maries-de-la-Mer

[4dans l’Antiquité, c’était un autel destiné à un sacrifice expiatoire pendant lequel on égorgeait un taureau en l’honneur du dieu Mithra