Un conte inédit de Fernand GRANON.
L’AGACHON.
Tel était l’ordre que le bayle-gardian, François donnait à son second, le gardianoun André.
(...)
La manade, comme tous les soirs, réintégrait le « bouvau » pour y passer la nuit et l’extrême prudence demandait de bien barrer la claie d’entrée de ce semblant de parc, monté en circonférence et décoré de nombreuses bouses.
C’est là, que, tous les soirs, quand tombe le crépuscule, les gardians enferment les bêtes qui, jusqu’au lendemain matin, pourront à leur aise ruminer l’herbe saline dont elles se sont gavées.
André, une fois le clédat bien amarré, enfourcha « Pompon », son cheval de bouvine et prit en mains « l’Armaten », la monture du baile et partit à l’entrepas [1], vers le mas où l’attendait sa mère et une bonne soupe d’anguilles...
François, vieux garçon non attendu à la cabane, suivi de Dick son épagneul noir, s’attardait, comme à l’habitude, à l’espère aux canards. Il avait pris la draille qui conduit au seul marais débordant d’eau douce, un endroit où très bientôt tomberait en masse tout la gent sauvagine...
Le soleil se couchait, tout rouge et très favorable à une belle « oourron » cette éclaircie qui permet aux chasseurs de bien apercevoir le gibier qui passe. Très apaysé dans ces lieux où il était né, François, sûr de son itinéraire, allait prestement se poster dans un des meilleurs « agachons » plantés en sentinelles autour du marais.
Avant d’arriver à son endroit favori, il perçut, mêlé au clapotis de l’eau, un bruit inaccoutumé qui n’était autre que la marche pénible d’un chasseur venant lui aussi à l’affût...
« Ohé !... Que Novo ? »... Aucune réponse humaine. Seul l’aboiement d’un chien l’assura de la présence d’un intrus. Pour en avoir le cœur net François s’avança vers une ombre qui grandissait en se rapprochant.
Quel était donc l’audacieux qui, sans vergogne, venait empiéter sur son véritable royaume ?... Car le gardian, dans son modeste fief est une espèce de petit roi... Le chien roux de l’étranger vint flairer Dick et François reconnaissant l’animal, comprit tout de suite à qui il avait à faire.
L’affûteur indélicat n’était autre que Jules, le rival de François...
Autrefois et à plusieurs reprises, ils s’étaient querellés et battus au sujet d’une femme : une « gourgandine » qui leur partageait ses faveurs. Et depuis, ils se regardaient en véritables ennemis...
A l’ouest, le crépuscule tombait...
La pénombre, s’estompant sur les bords du grand fleuve était propice au crime !!
Le vent du Nord, ami des affûteurs, soufflait violemment sur cette sauvage pointe de Camargue. François, tout occupé de faire rapporter par Dick deux souchets qu’il avait déjà tombés, ne se rendit pas compte que son ennemi, ayant changé d’agachon, se trouvait ainsi bien en face de lui...
D’autres coups de fusils déchirèrent l’air...
Et puis, soudain, un cri... un seul mais si lamentable que les deux chiens, pourtant ennemis eux aussi, poussèrent ensemble un hurlement dont frémit toute la « sansouire » et que, de montille en montille, l’écho répercuta...
Ce soir-là, François ne reparut pas à la cabane... Et dans la nuit, André et sa mère, la vieille Marie, guidés par Dick qui paraissait être venu les alerter, trouvèrent, déjà raidi, le pauvre gardian affalé sur son agachon, le visage criblé de chevrotines...
Il était mort, le dompteur de cavales, lâchement assassiné par son rival, sans avoir eu l’ultime espoir de se battre en loyal combat comme le font, à l’époque des amours, les « grignons blancs » les noirs taureaux et quelquefois les... hommes véritablement hommes de cœur.
[1] sorte d’amble rompu. NdT.