Ce que je vais vous conter s’est passé, il y a longtemps, dans un petit village du Languedoc, célèbre par ses eaux vives et ses vignobles s’étendant à perte de vue.

Célèbre aussi pour son aficion indéfectible. C’est un des villages du Midi où brûle, avec le plus d’ardeur et de continuité, la flamme pure de l’amour du taureau.

Ce matin-là, un seul voyageur descendit du train poussif, muni d’une machine à vapeur antique, qui s’arrêtait une fois par jour à la station.
Cette gare, perdue en pleine campagne, se situait à deux bons kilomètres du pays. Le voyageur regarda sans enthousiasme la longue route poudreuse qui s’étendait devant lui.
Il venait du Nord vendre sa camelote chez nous, et n’était pas habitué à tant de soleil.

Nous étions loin encore de l’avènement des cars et des autos, et ce chemin de la gare, chacun devait le faire à pied, par n’importe quel temps.
Notre voyageur entama donc courageusement la route, et parvint enfin à destination.
Le village paraissait encore dormir... Il y avait pourtant dans l’air quelque chose d’insolite, qui causa à l’étranger sa première vague impression d’inquiétude...

En arrivant sur la petite place, quelques baraques foraines et manèges de chevaux de bois lui fournirent une explication : c’était la fête votive !...

Cependant, tout était calme ; sauf quelques passants qui, justement, avaient l’air pressé et paraissaient courir vers un but déterminé...
C’était un jour de course et le village attendait " l’abrivado " !...
Bien entendu, notre voyageur ignorait le premier mot de cet événement, si important dans les fêtes méridionales !...

Avisant un de ces " hommes pressés ", il essaya de l’arrêter afin de se renseigner. Mais, sans vouloir ralentir son allure, " l’aficionado " furieux lui cria : " Li biòu an escapa ! Alors, qu’est ce que vous voulez que ça me fasse, vos histoires ? J’ai autre chose en tête ! Laissez-moi passer, parce que je veux être là-bas au premier rang !... "

Et le voilà reprenant sa course à fond de train.
Abandonné de cette façon discourtoise, notre voyageur poursuivit son chemin et, au bout de quelques instants, avisa un autre villageois qui paraissait plus calme.
Il se dirigea bien vite vers lui et, très poliment, lui posa la question qui
l’intriguait :
" Pardon, Monsieur, pourriez-vous m’expliquer ce que cela veut dire : Li biòu an escapa ? "

A ces mots, le villageois bondit sur place et, ayant perdu tout son flegme, apostropha son interlocuteur interdit : " Comment, Monsieur, li bioù an escapa, et vous demeurez au milieu de la rue, sans rien faire ? Il faut courir, Monsieur, aller voir de quel côté ils sont partis, alerter tout le village !
D’où sortez-vous pour rester là sans bouger, planté comme un piquet ? "

Et sans attendre la réponse de son vis-à-vis abasourdi, il s’élança au pas de course dans la première rue ouverte devant lui.
De plus en plus désorienté, notre Nordiste commença à se demander sérieusement si tout ce petit peuple n’était pas devenu fou.
Mais, apercevant un troisième individu qui bâillait sur
le pas de sa porte, encore mal réveillé et à moitié habillé, il l’espéra plus raisonnable et, pour la troisième fois, alla lui poser la question fatidique... Le résultat ne changea pas !...

Comme mû par un ressort, le vigneron se dressa en criant :
" Li biòu an escapa !
Laissez-moi remonter mon pantalon et serrer les lacets de mes souliers, car il va falloir en mettre un coup pour courir après et je suis encore à moitié déshabillé !
Vous m’annoncez ça sans précaution, si bien que je ne sais plus ce que je fais ! "

Autour du voyageur, maintenant, c’était le désert. Plus une âme qui vive et, surtout, pas le moindre espoir de faire des affaires, dans un pays peuplé de gens déchaînés, et tous en proie à la même obscure obsession.

Le mieux, pensa le malheureux, était de s’en retourner par où il était venu..., non seulement sans avoir amorcé la moindre affaire, mais aussi sans connaître la cause de cette agitation insolite autour d’une seule phrase, incompréhensible pour un indigène de Lille ou de Roubaix.

Il en était là de ses réflexions et allait mélancoliquement reprendre la route, parcourue quelques heures auparavant, quand une rumeur lointaine arriva jusqu’à lui ; cela ressemblait à une galopade causée par des centaines de pieds, appartenant à des centaines de gens. Et les cris les plus divers, les clameurs les plus joyeuses se mêlaient au bruit de la cavalcade.

" Et bien, se dit notre ami, il est là, le village !
Et voilà pourquoi tout était désert ! Mais, que font-ils à courir tous comme s’il y avait le feu ? "

Hélas ! Il n’allait pas tarder à le savoir !...
Précédant la population en liesse, deux grands taureaux descendaient au galop la principale rue de la petite cité... Superbes, noirs comme le jais, la tête dressée, les cornes hautes et l’œil en feu, ils dévalaient à une vitesse
foudroyante, vers la place où se tenait le voyageur épouvanté...

Harcelés par les cris de la populace, leurs forces décuplées par le désir de fuir, de s’échapper à tout prix, beaux comme le dieu Mithra, les cocardiers cherchaient éperdument la route de la liberté, la route des prés du Cailar, d’où ils étaient partis le matin, la route du soleil qu’ils suivent tous ... et toujours...

Le pauvre voyageur sentit son sang se glacer dans ses veines.
Aucune porte n’était ouverte dans le voisinage ; et d’ailleurs, ses jambes, paralysées par la peur, auraient refusé de le porter s’il avait voulu courir...

Le galop des bêtes en se rapprochant lui emplissait la tête de bruit et l’âme de frayeur. Encore une minute et elles allaient être là, sur lui, et l’écraser de leurs sabots... Alors, devant ce danger si proche et si réel, il fit la seule chose que lui dicta son instinct, cet instinct de la conservation, ancré au cœur des hommes et qui les a si souvent sauvés à travers les âges, aux heures de danger.

Sans presque bouger les pieds, cambrant le torse, il fit un demi-tour sur lui-même, et, d’un souple mouvement de ceinture, évita le choc terrible des cornes acérées.
Entre lui et la tête des brutes, il resta juste l’espace indispensable !... Et longtemps après, au creux des reins, notre ami dut sentir la chaleur et le souffle rauque des deux taureaux fugitifs...

L’ouragan était passé...

Les cocardiers, maintenant, fuyaient vers leur but immuable et une partie des villageois courait encore après eux.
Mais, parmi les derniers, bon nombre s’étaient arrêtés et entouraient maintenant le héros inconnu de cette incroyable aventure... C’était de tous côtés des félicitations, des serrements de mains, des tapes sur l’épaule, des invitations pour aller boire un verre, afin de lui remonter le moral !...

  • Vous vous en êtes tiré, disait l’un, d’une manière formidable ! Un écarteur landais n’aurait pas fait mieux et vous devez sûrement connaître le métier !
  • Moi ? répond le rescapé, je viens du Nord et je vends de la mercerie !
  • Pas possible, assure l’autre, votre écart impeccable a été celui d’un professionnel ! Et nous l’avons tous vu !
    Il y a eu à peine quelques centimètres entre votre ceinture et les cornes !
    Il faut connaître les taureaux et savoir manœuvrer, pour s’en tirer aussi bien !...

Puis, en bon Méridional qui s’enflamme de ses propres paroles, à mesure qu’il parle, il ajouta :
" Vous ne devriez pas laisser perdre un talent pareil ; avec un bon imprésario, vous vous feriez bientôt une place dans la tauromachie, pour y gagner de l’argent ! "

Étourdi par ces propos inattendus et peu compréhensibles pour un profane comme lui, notre voyageur, encore tout ému, et tremblant de peur rétrospective, remercia à la ronde et déclina sans regret, ces offres d’un avenir de gloire...
Pas pour un empire il n’aurait voulu renouveler l’aventure !... Il ne demandait qu’une chose : reprendre le train et fuir ce pays qu’une
seule phrase magique, qu’il n’oublierait jamais, avait suffit à déchaîner, comme le passage d’une tornade...

Li biòu an escapa !

Il saurait désormais, même s’il devait vivre cent ans, quelle vision, digne des temps antiques, évoquaient ces quatre mots prononcés en langue d’Oc.
Il en avait eu l’explication sans qu’on les lui traduise, lui qui avait cherché cette explication toute la matinée !

Etranger fraîchement débarqué du pays des brumes, bien involontairement, il avait joué un rôle dans une des réjouissances les plus pittoresques, les plus joyeuses et les plus traditionnelles des populations aficionados du Midi : " l’Abrivado  !... ".