Raynaud était tellement entré dans l’histoire de la bouvine, que, de son vivant il était déjà légendaire. Il y a comme cela des personnages qui ont eu une vie tellement bien remplie, tellement droite, et uniquement employée à la même cause, que leurs noms sont forcément mêlés à cette cause pour laquelle ils ont entièrement vécu.

C’est ainsi qu’on ne peut penser au félibrige sans voir la silhouette de Mistral, au théâtre sans penser à Sarah-Bernard, à la tragédie sans évoquer Racine, à la littérature sans penser à Anatole France. Il semble que ces grands morts, qui avaient attaché de leur vivant leur nom à l’art qu’ils illustrèrent vivent encore par eux, pour eux.

Il en est ainsi du Papet Raynaud pour les gardians et leur rude métier. Je ne pourrais jamais penser aux vieux gardians d’autrefois, que j’aime et que je vénère, sans songer tout de suite à Raynaud .
Avec lui disparaît une des plus belle figure de la gardianaio, de la vraie.

Je n’ai pas connu ce cavalier d’élite, quand il était jeune et beau, mais si j’en juge par ce que je lui ai vu faire quelques années avant la guerre et jusqu’en 1925-1926, je suppose qu’à 30 ans, quand il était à cheval, il devait être quelqu’un.
Lou Papet , avons nous dit, avait consacré sa vie au taureau et au cheval Camargue. Gardianoun tout jeune, il fut ensuite gardian, puis bayle-gardian et ensuite manadier.
Il avait du métier, de la connaissance ; bon homme de biòu, fait à attendre un taureau au trident quand c’était nécessaire, ayant de la décision dans les moments critiques, il était surtout un cavalier remarquable et on le citera longtemps en exemple dans les milieux des gardians de métier.
Dédaignant toutes les fioritures inutiles, il aimait le métier surtout pour le but à atteindre et non pour la parole ou la comédie. Alors que j’habitais Arles, j’aimais le rencontrer au bar du Wauxhall qui était son café préféré et là, j’écoutais des heures durant, les vieux bergers et gardians d’autrefois raconter des histoires où je puisais sans cesse un regain d’amour et de foi. Je dois beaucoup à celui qui vient de disparaître. La première fois que je le rencontrai je m’étais fait connaitre et de suite il m’avait donné un peu de sa sympathie dont il était portant très avare.

Il parlait peu et jamais pour dire des choses inutiles. Il se serait bien gardé de dire du mal de qui que ce soit et il préférait se taire que de juger, lorsque son jugement devait être trop sévère. C’était un de ces gentilshommes camarguais dont parlait Mistral. Il avait à lui seul beaucoup plus de bon sens et de scrupules que maints guides spirituels, dirigeants de groupements et d’associations.

La dernière fois que je le vis faire le jeu des aiguillettes * , c’était il me semble en 1924 ou 1925. Le vieux gardian devait avoir alors 67 ou 68 ans. Mais a ce moment là , il n’aurait encore cédé sa place à aucun autre, même pour un royaume, les jours de la fête St Georges, ou de la confrérie des gardians. Je le revois encore. Il avait un brave petit cheval blanc qui obéissait très bien au genou et "lou papé" enfila fort bien ma foi à deux ou trois reprises les anneaux avec l’aiguillette. L’ovation crépita en son honneur plus grandiose que pour tous les autres. Pensez-donc, papet Reynaud c’était déjà un peu le saint de la confrérie !
L’autre semaine , en voyant défiler dans les rues d’Arles les gardians entraînés par les Lescot, Saurel et Gonnet, je pensais à la génération disparue. Des Lescot, des Saurel, des Gonnet, manadiers et gardians, sont entrés dans l’histoire de la bouvine et l’un des plus grands d’entre eux vient de les y rejoindre.
Comme ses aînés, celui-là avait porté sa pierre à l’édifice, celui-là aussi avait accompli sagement sa tâche et c’est bien fier qu’il pouvait rencontrer ses successeurs. Comme les autres plus haut nommés, le papet Raynaud laisse une famille, une belle famille de gardians. Son fils Raynaudet pourrait méditer sur la vie exemplaire de son père ; il pourrait songer au passé sans tâche de cette brave famille cailarenco, mais il pourrait aussi, après avoir regardé en arrière, fixer l’avenir qui est pour lui et toute sa famille beau et radieux.
Il y a , dira-t-on, des mauvais temps en perspective, il y a la crise, il y a l’afición qui disparaît et les arènes qui ferment leurs portes. Peut-être. Mais Raynaudet avec ses deux fils est le mieux armé pour lutter contre la tempête qui ne sera sans doute que passagère et je suis bien persuadé que cette pensée a dû adoucir les derniers jours du pauvre vieux.

Propriétaire d’une manade dont il peut être fier et dont les meilleurs produits des croisements opérés par le papé, connaisseur et sage, Raynaudet commence à recueillir le fruit de plusieurs années de travail et d’expérience. Plus que jamais maintenant , quand nous applaudirons Jeannot et Vallabregau et d’autres bons cocardiers, pensons un peu au papé qui est peut-être pour quelque chose dans l’amélioration de la race que nous retrouvons aujourd’hui chez Robert et aussi à la compagnie, à la manade du Salin.

Brave papé Raynaud, nous ne nous verrons plus maintenant, ni en Arles sur les Lices, ni au Cailar le jour du concours que vous ne manquiez jamais ni ailleurs, puisque votre passage ici bas et fini. Mais toujours de vous nous conserverons un pieux souvenir ; nous vous unirons dans nos pensées, au brave gardian qui partit l’an dernier et qui fut comme vous un mainteneur, nous vous unirons à Chabaud avec qui vous formiez la paire magnifique de la famille gardiane qui nous manque déjà."