Mais ce qu’on peut réellement qualifier de " Révélation " ne se manifeste que durant la guerre de 40 quand je vis évoluer en toute liberté les " rosses " du Marquis.
Lorsqu’à la tombée de la nuit, elles venaient s’abreuver dans le Petit Rhône, on avait plaisir à les regarder en écoutant le silence, en humant les odeurs d’amertume.
Certes, ce fut aussi en menant plusieurs mois durant la vie gardiane qui était encore de ce temps là des plus attachantes et des plus vraies.
Il fallait voir l’écurie du mas du Simbèu ou celle de l’Amarée au matin d’une ferrade où à la veille du départ pour l’estivage dans les prés du Cailar.
C’était aussi un moment privilégié celui que nous vivions avant d’aller trier les bêtes d’une course ou d’une abrivado.


Les chevaux sellés, bien alignés, qui se ressemblaient tous, attendaient patiemment l’heure du pied à l’étrier. Le cheval du baile devant la Cabane de Sagno somnolait sans un mouvement, un trident posé en travers de la selle, le postérieur droit replié sous lui et posé sur la pointe du sabot.
Puis, au signal du manadier, la petite troupe se mettait en route en direction de la Valette ou du Clos de la Barque ; alors aussitôt nos chevaux prenaient l’entrepas " en fasènt pesa li narro " (en faisant souffler leurs naseaux ".
Braves petits Camargues qu’êtes-vous devenus, vous qui nous avez si bien servis ?... Les vers de Farfantello qui était alors des nôtres me reviennent à l’esprit :

Espere plus degun sus la plaço di Santo
Au cantoun dóu vièi plan ounte courrien li biòu
E li chivau soun mort qu’a la lus davalanto,
Esperavon toujcur emé nautre, brido au sòù .
 
Je n’attends plus personne sur la place des Saintes
A l’angle de l’ancien plan où couraient les taureaux
Et les chevaux sont morts qui, au crépuscule,
Attendaient toujours avec nous, rênes au sol.

 Compagnon de travail

Le Prince, le Pape, Laietoun, L’Eclair, Blanco, Buffalo, Raton, Candelouso, Blanco-Flour, Siblet ou le Vibre, autant de noms, autant de souvenirs restés présents dans le cœur de ceux qui avaient choisi ces chevaux comme compagnons de travail, de ceux aussi qui les ont connus et appréciés comme ils le méritaient.


Lorsqu’ils étaient devenus trop vieux, on les lâchait sur le pays et là, ils finissaient paisiblement le peu de vie qu’il leur restait jusqu’au jour où on les trouvait étendus, blancs sur la blancheur de la sansouiro où la trace ronde de leurs pieds s’était souvent imprimée...
La première monture qui m’a été confiée portait le nom étrange de Ternita, tout simplement parce qu’elle appartenait à trois personnes à la fois, puis ce fut l’Eclair, puis Mimi-ours et puis Grisou.
C’était le temps où le petit train de la Camargue nous donnait l’illusion que nous allions au bout du monde. On s’arrêtait souvent dans des gares charmantes qui portaient des noms évocateurs. En chemin, le train sifflait à chaque instant, traversant des manades, dérangeant des lapins de champ qui détalaient dans tous les sens.
En arrivant aux Saintes, je trouvais Grisou attaché devant la gare ; le Marquis l’avait amené de bon matin en venant faire les courses aux Saintes avec sa jardinière tirée par le célèbre Kemer dont on entendait de loin tinter le collier de grelots. J’allais ainsi à cheval jusqu’au mas et le soir, quand le moment était venu de reprendre le train, je libérais Grisou qui rentrait seul dans la nuit...


Un jour, au cours d’une randonnée que nous avions faite ensemble, le Marquis de Baroncelli m’avait raconté une très belle histoire :
Chaque année, au moment où ses bêtes pâturaient dans les prés du Cailar, il s’installait dans sa petite maison située au cœur du village. Celle fois là, le bétail avait dû rester longtemps dans les prés car on était au début de février, le 2 très exactement. Voilà qu’au milieu de la nuit, il entend qu’on frappe très fort à sa porte, c’était son gardianoun qui paraissait quelque peu affolé :
Marqués, venès lèu, i’a un loubatas sus la manado.
Marquis, venez vite, il y a un gros loup sur la manade.
Aussitôt il sella son cheval et se rendit dans les prés. En arrivant, il distingua vite dans l’obscurité le gros loup en question ; c’était un poulain très foncé qui venait de naître et que l’on appela tout naturellement " Candelouso " (Chandeleur).
Ce cheval fit une très belle carrière et très glorieuse aussi puisqu’il appartenait à Mademoiselle Coste Renée du Félibrige que l’on voyait en tête de nombreuses abrivado.
Elle fut désignée comme reine en 1941 et une fête organisée au Jardin de la Fontaine à Nîmes célébra cet événement. Toute la Camargue gardiane était là à l’exception, hélas de ceux qui, nombreux, se trouvaient en captivité.


 Docilité


La Nacioun Gardiano avait délégué un groupe important dont les montures furent amenées à Bouillargues à la fois résidence de la Reine Yolande et pays cher au Marquis dont une partie de l’enfance s’était passée au château de Bellecoste à proximité du village.
Après la cérémonie qui dura toute la matinée et dont chacun garda un magnifique souvenir, je pris à cheval aux côtés du Marquis le chemin du retour. Nous menions chacun deux montures en dextre. Il faut dire que les routes étaient pratiquement désertes et bien différentes de ce qu’elles sont devenues par la suite.
Au niveau du Moulin Gazay, je m’aperçus avec effroi que les " mouraillons de seden " s’étaient défaits et bien entendu, les chevaux qui savaient où ils allaient furent saisis aussitôt d’un tel désir d’indépendance qui se traduisit après qu’ils se furent libérés de ma tutelle dérisoire, par une fuite au grand galop dans un nuage de poussière.
Certes, je ne me sentais pas fier de cette maladresse et le Marquis n’était pas content, mais tout finalement se passa bien. Ce jour là, en tout cas, j’appris à mes dépens qu’on ne peut retenir un cheval par le cou !...

Tous les gardians de métier que je côtoie présentent, à l’image de ceux qui sont hélas aujourd’hui disparus, un caractàre commun : l’amour et le respect du cheval.
Regardez- les attraper leur monture, la seller en vérifiant si tout est en ordre, régler leur allure pour ne pas fatiguer inutilement une bête avec laquelle on travaille, s’assurer que l’eau et l’herbe soient bonnes.
" Dans ta vie, me disait un jour René Barbut, tu auras un cheval et un chien ".
Jules Périer qui gardait à l’Amarée, me fit lui aussi découvrir une foule de petits secrets du métier car il était un homme de cheval aux prises avec une lignée qui n’était pas toujours facile à soumettre. En effet Bernard de Montaut avait réussi à créer un élevage de qualité qui fut malheureusement en grande partie massacré par les occupants, et dont les produits avaient la réputation bien établie de compter parmi les " durs de caractère ".
Il fallait donc beaucoup de compétence pour les dresser et de précautions pour les monter.
Je me souviens qu’à cette époque, les pêcheurs des Saintes tiraient leurs barques sur la plage et les ancres à demi enfouies dans le sable étaient assez dangereuses pour les cavaliers dont les chevaux étaient sur " l’oeil ".
Un soir précisément ce fut mon cas, je montais l’Ours, un camargue court et puissant ; en suivant la plage il faillit s’accrocher un pied et ce fût l’occasion d’une séance " deshandage " dont je me demande encore comment je suis sorti à si peu de frais.
«  Acò dison li vièi, fai rintra lou mestié  ».
Çà disent les vieux, çà fait rentrer le métier.
Il y a peu de temps, Mademoiselle Fanfone Guillerme me racontait qu’elle avait, au cours de sa vie de manadière, acheté un cheval de cet élevage. Elle l’appelait " l’Avocat " et il lui donna toute satisfaction.
C’est aussi pendant la guerre de 1940 qu’avec mon regretté ami Henri Dupuis nous explorions la Camargue et ses abords " du Caveau jusqu’à Quincandon " avec ses deux magnifiques chevaux Moustique et Tamarisso. Le premier venait précisément de chez de Montaut, l’autre un truité sortait de chez Yonnet.
Il nous vint un jour l’idée de nous rendre à cheval des Salins aux Saintes à l’occasion du pèlerinage de mai en passant par le chemin le plus court. Un ami vint de son mas pour se joindre à nous montant un joli barbe zain qui faisait plaisir à voir tant il était élégant. Tout alla pour le mieux lors de la première partie du parcours d’autant plus qu’il faisait un temps superbe. En arrivant à l’étang de la Dame nous avions devant nous une vaste étendue vierge d’empreintes qui s’offrait comme le passage le plus rapide pour atteindre le phare la Gachole que l’on voyait tout près. Nos deux camargues refusèrent catégoriquement de s’y engager tandis que le barbe prenant le galop s’élança et presque aussitôt s’enfonça jusqu’au ventre. Par bonheur le gardian du phare qui était à l’époque M. Maurin avait suivi de loin notre odyssée. Ils vinrent au galop, son fils et lui, munis de solide cordes pour tirer cheval et cavalier de ce mauvais pas.
Mais l’histoire n’est pas encore finie. Au soir de la cérémonie, nous avions enfermé les chevaux dans un enclos au milieu des Saintes avec l’intention de rentrer le lendemain dès l’aurore.
Quand nous sommes arrivés, nous avons trouvé la porte grande ouverte, durant la nuit les chevaux s’étaient enfuis. Par la suite nous avons appris qu’ils étaient, tout bonnement rentrés au Mas en suivant un itinéraire complètement différent de celui que nous avions choisi à l’aller.

Je voulais avant de clore cette suite, de souvenirs rendre hommage à un cheval qui a beaucoup compté pour moi. Je l’avais acheté en 1950 à Louis Gourdon qui tenait alors sa manade de juments dans les terres du Clos Magne sur le territoire du Domaine de la Fosse près de Saint-Gilles.
Ce petit cheval né parmi les premiers de la saison avait été baptisé Mimosa mais dès qu’il arriva à la maison, il devint Palunié.
A trois ans, il était déjà monté et il commença sa carrière de cheval à taureaux au mas d’Espeyran à la manade de mon excellent ami Émile Bilhau qui me déclara un jour, avec raison sans doute, que ce cheval était trop bon pour un amateur, moyennant quoi, il en fit sa seconde monture. C’est ainsi que j’eus la chance de posséder tout de suite un " cheval d’homme " grâce à la clairvoyance d’un ami de bon conseil.
A plusieurs reprises, on surprit ce brave Palunié à quitter la manade de chevaux et à s’associer sans cavalier à un triage lorsque je n’étais pas venu y participer...
Il passa par la suite quelques années chez le manadier Gaston Lhoustau à qui je dois beaucoup également car c’était un homme de grande sagesse et de bons sens. Palunié a terminé sa vie dans les marais près de Mauguio. Il avait près de trente quatre ans
Il doit être lui aussi au Paradis des bêtes...