Bethléem vous appelle, gens des campagnes !
Secouez la torpeur qui vous envahit, abandonnez le coin du feu, chaussez des chaussures à bonnes semelles, emmitouflez-vous de laine. Une dernière gorgée de sauvo-crestian et en route !

Dehors, le froid toujours plus pur, toujours plus mordant, tombe d’un ciel glissant, clouté d’étoiles. Sous la clarté d’une lune immobile, nous avançons vers l’église étroite dans laquelle va se jouer un mystère qui nous plongera au cœur de la nuit des temps.

Il est 23h.30.
Nous nous joignons à la foule des pèlerins discrets, tout en regrettant qu’au fil des années la profondeur du recueillement soit menacée par la cohue des réveillonneurs en mal d’exotisme.
Mais après tout, qu’importe ?
Nul ne peut m’empêcher de pénétrer dans la nef illuminée, le cœur débordant de reconnaissance et les yeux noyés par les rêves de l’enfance.
Ce soir, je n’ai plus d’âge.

C’est à une veillée de prières que l’officiant nous a conviés et la cérémonie se déroule, ponctuée par des chants en " lengo nostro " offerts par la chorale du village.

Soudain, douze coups retentissent au clocher :
" Il est né le Divin Enfant... " .

Dans le chœur le soliste entonne de sa voix chaude et vibrante le " Minuit Chrétien " tandis que le prêtre pose délicatement l’Enfant Dieu au milieu des santons qui l’attendaient.

C’est le moment choisi par les bergers pour faire leur entrée en scène. Le portail de l’église s’ouvre à deux battants et ils s’avancent forts de la sagesse ancestrale du nomade, recueillis et ravis " bou capèu sus la testo e lou bastoun en man ".
Mais attention, ne nous laissons pas piéger par l’image d’Épinal.
Si nos pâtres portent encore le chapeau à larges bords, s’ils ont pendu le cougourdou à leurs bâtons, c’est pour la joie des yeux, car en fait, ils ne sont pas plus bergers que vous ou moi.

Le dernier pâtre a quitté le village voici près de dix ans et ceux qui s’approchent n’ont d’autre titre que celui d’appartenir à la Confrérie de la Brebis.
Ils ont été choisis pour tenir ce rôle non pas sur des critères de moralité ou de pratique religieuse, comme autrefois, mais tout simplement parce qu’ils habitent le village, qu’ils ont plus de vingt-cinq ans, et qu’ils suivent de temps à autre un office religieux.

Les deux prieurs de l’année encadrent la charrette ramée, ils sont aidés dans leur tâche par les prieurs sortants (ceux de l’année 1983) et par deux prieurs assistants (ceux de l’année 1982).

Devant eux marchent les femmes revêtues du costume traditionnel, chargées des offrandes du terroir et les enfants qui portent les agneaux nouveaux-nés dans leurs bras.

La charrette décorée de rubans, cierges et drapeaux est maintenant au centre de la nef. Elle est tirée par une brebis choisie très douce pour éviter les incidents malencontreux dans l’enceinte sacrée, et suffisamment dodue pour le maintien du harnais à pompons.

Très loin devant, les tambourinaïres avancent repoussant du genou leur tambourin qui bat au double rythme du cœur et du pas lent .
Les vieilles voûtes résonnent au son de cette marche processionnelle, originale et inédite composée au siècle dernier et dont la seule trace écrite se trouve sur de vieilles feuilles d’impôts retrouvées dans un coin du presbytère. (Autrefois c’était au fifre et au bachas que revenait le soin de l’interpréter).

Le martèlement des cymbalettes accompagne le cortège qui s’arrête devant l’autel. Et dans les bêlements des agneaux et les exclamations des enfants (" Oh ! le mouton il a fait pipi !) la messe se poursuit par la lecture des évangiles et la quête des bergers.
Les voici qui s’avancent dans les travées, sûrs de la générosité des villageois. Le produit de la quête servira à couvrir les frais d’organisation et de garde-robe.
Un don sera versé à l’église.
Quant au solde, gageons que les prieurs l’utiliseront pour s’offrir un repas pas tristounet pour deux sous. " Honni soit qui mal y pense ! ".

Mais voici le moment solennel de l’offrande : les provençales avancent et déposent devant l’autel des paniers dans lesquels on a réuni les plus beaux légumes de la production locale.
Cette coutume toute récente de l’offrande des femmes nous permet de mesurer la profondeur de l’enracinement de la tradition et ses facultés d’adaptation à des données nouvelles sans perdre sa signification première. Aujourd’hui, l’économie du village a perdu sa vocation pastorale au profit d’une agriculture tournée vers la production maraîchère. Qu’à cela ne tienne ! On offrira salades, carottes ou poireaux, témoignant ainsi de la force et de la vigueur de la tradition provençale.