C’était au cœur de l’hiver 1940 et Dieu sait si ce fut un hiver rigoureux.
Partout ce n’était que glace.

La manade se trouvait alors sur le bois des Rièges et il nous fallait impérativement l’enlever de là. Pour cela, il fallait gaser * l’étang, mais celui-ci était gelé, les bêtes face a cette immensité glacée refusèrent de s’aventurer sur cette surface qui ne leur inspirait pas confiance.
Nous n’étions que deux gardians, René Chabaud et moi-même et il était, je le répète impératif de sortir la manade de cet endroit.

Après de nombreux efforts et tentatives pour pousser le troupeau sur la glace qui s’avérèrent vains, René Chabaud me dit : « je vais passer devant et appeler Boulard et peut être que les autres suivront » .
C’est ce qui s’est produit et Boulard après une hésitation se hasarda à sa suite.

Moi, pendant ce temps, je poussais l’ensemble de la manade, si bien que voyant le simbèu engagé, un autre taureau en fit de même, puis un autre et ainsi de suite, en file indienne toute la manade se mit à « gaser »

Quand René Chabaud et Boulard accostèrent sur l’autre rive, je quittai avec le dernier taureau le bois des Rièges.
Et là, je n’oublierai jamais cette image que nous formions, une longue chenille noire de 3 kilomètres de long dont le reflet se dessinait sur le gris argenté de cette immensité glacée.

Fermez un instant les yeux et essayez d’imaginer cette scène. Ce tableau irréel mais ô combien envoutant et poignant, de cette longue file de taureaux noirs sur cette glace immaculée.

Jean Ferrat chante si bien « Que la montagne est belle », mais nous, nous pourrions chanter aussi « Que la Camargue est belle » mais voilà elle est encore mieux que cela.